ARNAUD SEGLA
Le Point
« Quatre saisons pour reconstruire »
Nouvelles
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives
nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Segla, Arnaud, 1978-a
Le point: quatre saisons pour reconstruire
Comprend du texte en anglais.
ISBN KDP:9781790629282
I. Wisemen Council. II. Titre.
Dépôt légal
Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2017
Bibliothèque et Archives Canada, 2017
Maquette et mise en pages: LawalAjibola et ASSOUKA
Photo de la couverture: © MalandaLoumouamou
Illustration intérieure: MalandaLoumouamou
admin@thewisemencouncil.com
www.thewisemencouncil.com
© THE WISEMEN COUNCIL, 2017
Chaque Homme est important
aux yeux de Dieu
Sommaire
Sommaire 4
Introduction 9
PREMIÈRE SAISON 13
L’homme de la ruée hèle 14
Esclavage: chauds Mages et prêts Karité 20
Isoloirs et bon parti 25
Mentalités non modelables 30
Coopération informelle 36
Évolution dans le passé 42
Initiation à la musique 46
Arts martiaux autochtones 51
Le déclin de l’empire 55
La note de frais 60
Commerces et détail 65
La religion du Peuple de Dieu 69
DEUXIÈME SAISON 75
Seconde main 76
Sans papier, sans perdre pied 81
Union astrale 86
Entreprise nouvelle 91
Les deniers incultes 95
La menace des clones 100
Tribut à individus 105
Le chant du Coq 109
Pelures et noblesse 113
Civilisations masquées 118
Langage universel 123
À l’école du cirque 127
TROISIÈME SAISON 135
Imposture sur le revenu 137
Instruction continue 142
i-pote 146
Civilisation noire contemporaine 150
Diaspora économique 155
Unité 158
Slam 162
Bénévoles de bon secours 167
Rustines de l’emploi 172
Aux raisons 177
À ciel ouvert 182
Un monde en projet 186
QUATRIÈME SAISON 191
Habitats dans la Cité 193
Éco-logique 197
Sentiment marginal 201
Renégats ou mercenaires 205
Ignorance et peur des asservis 209
De « guère hier » à « a bons dons » 212
Trahison de garnison 218
L’information en réseau 222
Affirmation professionnelle 226
Terre promise 230
Déclaration de « l’a-guère » 234
Pour la dernière foi 237
Les illustrations de ce livre sont réalisées par Malanda LOUMOUAMOU, conceptrice d’œuvres graphiques, qui ancre ses racines en Afrique, et dont les branches, nourries àla lumière d’études artistiques en France, portent au delà des frontières. Son style original est une invitation au voyage proposée à tous les lecteurs, unis vers un imaginaire universel. Grâce à sa touche picturale, elle nous transporte dans l’espace onirique des textes de ce recueil, afin de s’en faire une image en quelques mots…
Aux femmes instruments de paix en temps de conflit.
À leur contribution à l’essor des peuples.
Aux victimes de « l’a-guère ».
Pour leur combat de libération.
À la famille et aux amis d’enfance,
première communauté de référence
Introduction
Lors d’un voyage à Belloc dans le pays Basque français, j’ai eu la chance de découvrir des stèles discoïdales funéraires datant de l’avant christianisation du pays. La symbolique des gravures a beaucoup retenu mon attention notamment la représentation de Dieu: un point. Selon le moine qui nous servait de guide, ce point était gravé d’un coup de burin en fermant les yeux et en ne pensant à rien. Une manière très humble de reconnaitre sa méconnaissance de l’Essence divine tout en manifestant sa présence dans sa foi traditionnelle.
Le point par la suite a été aussi ce poing levé la tête basse par un athlète dénonçant les conditions des droits civiques des noirs d’Amériques. Poing levé par une organisation radicale, au logo félin, dans le combat pour la réhabilitation d’un peuple. Toute une culture du poing levé qui a traversé les continents de la terre mère jusqu’aux plages des exils de la diaspora.
Le point peut être ce qui a manqué à l’étudiant immigré pour valider son année et s’épargner les coûts supplémentaires d’un redoublement. Dans une notation «mythologique» dont la coloration rouge reflète souvent le sang trahi de ces peuples économiquement nomades ou les yeux des autochtones inconscients de l’apport des longues années de contribution.
Le poing quand il tombe est la preuve qu’une discussion est nécessaire. Le dialogue est toujours le meilleur moyen de s’ignorer lorsque les actes ne découlent pas des joutes oratoires. Alors j’écris ces lignes pour un peuple coloré aux accents chantants qui n’appartient à aucune nation si ce n’est celle de l’exode vers les Cités en or du monde. Oubliant Sion dans cette ruée vers le phare «Western», dont l’union valide la réussite, les communautés peinent à garder leur identité et l’héritage de leur passé.
Le point c’est le salut de jeunes se reconnaissant de la même sensibilité néo-culturelle. Le poing à poing n’est plus une question de couleur de peau mais d’attitude.
À défaut de redresser tout le tort, ce recueil de nouvelles est une exhortation à la prise de conscience d’un peuple économiquement opprimé à s’investir dans la restauration et la préservation des cultures issues de civilisations masquées. Spora, Fanta et les autres seront nos guides. Bienvenue dans cette fable économique construite avec un regard contemplatif mais qui, au final, devient un tableau de la vie communautaire et populaire dans les cités occidentales, attendant une nouvelle aube sur leurs sociétés…
«Notre quotidien autrement dit »
C’est un point de vue, un point de départ.
.
PREMIÈRE SAISON
L’homme de la ruée hèle
Son origine se perd dans le flot des existences. Les siennes et celles de ceux qui combattent comme lui. Il hante les rues, de sa quête d’autonomie à la couche qu’il partage ou souhaite pouvoir fournir à son futur en devenir. Il erre dans cette oasis aux reflets miroitant un bonheur confortable et exportable aux compagnons restés dans le besoin loin, loin de son terrain de compétition. Telle une spore expulsée pour aller porter du fruit ailleurs au nom de l’arbre fixé, Spora tenait son nom de ses pères.
Spora marchait depuis longtemps dans une ruelle du centre ville, l’allure toujours féline de son style Spora’ttitude. Un jean bleu porté bas, un chandail porté très ajusté sous son survêtement, des chaussures de sport mises au goût de la mode contemporaine. Il avait toujours aimé le «vintage», le «oldschool» mais l’attitude a son prix et ses contraintes. Les nombreux emplois qu’il occupait lui imposaient une couleur noir professionnelle que son uniforme naturel ne reflétait pas aux yeux de ceux censés employer ses compétences plus glorieuses.
Il approchait lentement du club où il avait maintenant l’habitude d’oublier sa condition. Un professionnel en formation extradé et purgeant sa peine d’intégration dans un pénitencier aux murs de verre. Ça fait réfléchir, mais lui prenait tout cela sportivement avec le minimum de sagesse que sa pudeur et son humilité permettaient; Spora’ttitude! Les accents de la musique emplissaient à présent ses oreilles, pendant qu’il entrait. L’accès était gratuit mais par correction Spora contribuait par une boisson et un pourboire pour soutenir l’activité de son club. Son peuple à lui n’était pas fait d’une couleur de peau mais d’une réalité économique.
Ses chaussures de sport troquées pour celles de danses, il prenait la mesure de l’ambiance et des partenaires de danses potentielles. Les danses latines et urbaines avaient marqué sa vie tout au long de son parcours. Il s’identifiait à présent à cette culture composite faite de nombreuses influences modernes et traditionnelles. Une famille de cœur en somme.
La première danse fut pour lui plus qu’un échauffement. Le rythme envoûtant soutenait sa créativité dans une légitimité des peuples qui l’avaient dans le sang. Spora ne voulait pas vivre de ses attributs car ils faisaient aussi place à des préjugés qui tenaient d’une époque où aucun autre rayonnement que les attributs n’était reconnu à sa culture. Les partenaires se succédaient mais aucune relation ne s’établissait. Il était venu chercher un peu de chaleur humaine et briser son isolement mais pour l’heure impossible d’apprivoiser dans un lieu fait d’éphémère et de superficiel à tort ou à raison. Passer sa soirée à danser à sourire mais se sentir seul et le rester à son retour. Où trouver les membres de cette famille de cœur qui seraient dans l’interaction quotidienne? Trouver la bonne connexion dans les combats à partager. Il y songeait très souvent et la notion de communauté lui semblait à présent essentielle pour naviguer dans sa ruée vers l’or. Il lui semblait qu’il n’y réussirait pas seul tant la «Matrice» établie était dure à surmonter par le simple courage d’individus isolés.
Spora rangea ses chaussures et prit congé au hasard des visages qui le regardaient. Il n’aurait pas dû penser à tout ça mais son quotidien ne pouvait s’arrêter de vivre en lui. Les heures de transport en commun non plus. Il avait envie de crier son exaspération et sa lassitude. Être ligoté dans son expression mais devoir se sentir heureux d’être tout de même là et pouvoir y vivre. À quel prix sacrifier ses rêves et envies aux réalités implacables d’une «Matrice» qui dicte sa loi invisible dans des textes indicibles. Il était captif de case pour son bien et celui de son honneur resté en friche dans l’attente de l’emploi épanouissant qu’il souhaitait sur les bancs.
De dépit, il composa son numéro d’urgences. Un moment d’absence pour retrouver sa présence. Un grand râle qui exprime la mort à une vie de conformité et l’acceptation du Chemin tout tracé vers un point de mire Divin.
« L’homme de la ruée vers l’or hèle mais personne encore ne souhaite entendre son cri. »
Esclavage: chauds Mages et prêts Karité
Spora s’était réveillé ce jour-là crucifié au sens symbolique. Il venait de perdre à nouveau son emploi et sa situation financière limitait toute initiative sociale. L’isolement qui en découlait et sa forme physique rudement mise à l’épreuve par les évènements de ces derniers jours chez son employeur finissaient de planter les clous de son agonie dans la passion. Quel était ce monde insensible et impassible qui se détournait instinctivement des détresses humaines. La vitrine reluisante semblait plus intéressante à maintenir que le bien-être du vitrier. Tant de générations avaient servi à bâtir cette réussite sans qu’aucune ne cherche réellement à assurer un avenir stable pour les progénitures et les émules pris de la même frénésie du bonheur ailleurs et du développement de la mère patrie par contumace.
Sa foi ne l’avait pas quitté jusqu’ici même s’il semblait accorder plus d’attention à sa propre culture. Un Christ Sauveur ou un Dieu unique pouvait selon lui s’accommoder d’un panthéon de dieux traditionnels qu’il considérait finalement comme des archanges ou des djinns venus administrer la vie divine sur son sol. Dieu ne se faisait-il pas toujours plus proche de son peuple? L’envie de rire le prenait malgré sa situation. Pour avoir tant négligé les hommes médecine, Bokonon, N’ganga et autres marabouts, il s’était coupé d’une symbolique qui reflétait sa nature profonde. Mais bon, la notion de Mal était tellement associée à ces pratiques qu’il était mal vu de les croire œcuméniques. N’était-il pas non plus victime d’un coup du sort? Voir sa vie lui glisser entre les mains au point de vivre réellement du don de pain quotidien ; lui un ingénieur technico-commercial ! Le rictus se figea et la moue de dégoût prit place sur le visage envoûté par l’odeur du café. L’agent du service de chômage allait encore se sentir performant en demandant une tonne de documents. N’était-il pas capable de se retrouver dans ce fatras administratif ? Que dire de ces autres compagnons d’armes limités par la maîtrise de la langue, le manque d’organisation et la déroute d’une finance dans l’urgence ? Quelle vie!
La file d’attente du service était comme à l’accoutumée au pire de son effectif. Une armée d’hommes et de femmes de la rue et de la ruée venait quémander le bon secours divin administré par des anges aux allures mesquines. Tout était une question de point de vue. Un budget ministériel à faire tenir sans grand déficit. Un budget ménager à obtenir d’eux sans grande illusion. Chacun tenait sa position et dévisageait l’attitude du plus à plaindre. Dans un affrontement Macro ou Micro économique. La Société contre l’Individu, les Ménages contre le panier de la ménagère. Seuls les statisticiens pouvaient encore donner le score d’un affrontement sans merci mais juste fait de «Au revoir à la prochaine». Spora savait que tôt ou tard sa contribution sociale serait prélevée lorsqu’il aurait l’activité stable que tous cherchaient mais maintenant il avait faim et besoin de cette avance pour vivre. Un prêt qui n’était qu’une actualisation de son propre apport en tant qu’actif potentiel. L’éternel regard dur l’accueillit au guichet, malgré le sourire et la politesse de la Spora’ttitude, l’immense Canyon désolait toute tentative d’échange entre le prolétaire par la force des choses mais qui se savait compétent et le pro lettré qui jouait le rôle assigné pour maintenir les brebis de sa condition dans le troupeau. Un chien à laine en somme…
L’argent ne venait toujours pas. La durée de traitement des dossiers était estimative et contemplative. Aucune science ne pouvait définir le temps mis à chercher des poux à des affamés en tenue d’apparat. Alors on attendait l’allocation de ce prêt aux allures de pommade, du Karité de premier choix. À défaut d’engraisser on reluirait aux yeux de l’entourage. Les sacrifices ne faisaient plus mal et la réputation était une notion trop abstraite pour un ventre aux talons hauts qui martelait son besoin tous les jours. Fallait bien trouver une solution. Se faire chaud Mage de sa propre vie et exorciser les factures et les dettes d’un monde à qui on rendait compte avant de se confier à Dieu. Ce ne sera pas facile mais la solution ne pouvait consister à briser la partie la plus fragile de la prison de verre. Retirer le membre le moins fixé par le clou dans un pénible effort charnel mais salutaire ou… Mourir.
Hors de question! Nul ne pouvait laisser sa vie partir ainsi pour une théorie ou la pensée d’une minorité autovouée à dominer par le truchement des limitations et de la rétention de connaissance.
« L’âme du monde vit de ses fils les plus inutiles car ils sont froment qui unit la richesse et le commerce des hommes. »
Isoloirs et bon parti
Le baptême battait son plein, cet après-midi-là. La communauté et les familles les plus proches avaient tenu à être présentes. On baptisait le petit dernier mais c’était aussi l’occasion de se réunir et de reprendre contact pour certains. Les tenues traditionnelles ramenées du dernier séjour en vacances rehaussaient en couleur le panorama des générations d’un peuple qui avait accepté de se mêler à une autre culture. On riait de bon cœur et seuls les dialogues en dialecte divisaient pour un temps ceux qui l’avait appris et ceux qui n’y rêvaient même plus.
Fanta n’aimait pas beaucoup ce genre de rendez-vous. Elle était venue par amitié et pour briser son isolement. Un an qu’elle ne voyait plus personne. La dernière relation avait encore tourné à l’illusion. Les hommes savaient cacher leur jeu et se révéler décevants au moment où onattendait d’eux un engagement ferme. L’âge aidant elle ne voyait plus son avenir laissé aux mains de beaux parleurs et incapables de s’assumer. Fanta sentait l’urgence de faire un choix définitif et d’assumer toute sa vie. Au moins les enfants seraient une richesse à préserver. Elle s’étonnait à réfléchir de la sorte, elle qui, à défaut d’être féministe, se sentait «femme moderne» émancipée, à l’emploi de tous les attributs de la réussite féminine… Seule.
La tradition s’était imposée à elle par l’accumulation des coups de la vie. Une femme indépendante ça dérange certains ou en attire d’autres. Elle savait que sur cette terre quelqu’un était son homme idéal mais elle n’avait plus le temps de l’attendre. Le destin se mettrait à jour de lui-même. Elle dévisageait distraitement les mâles de l’assemblée sans trouver un grand intérêt. Sinon un, oui Spora, le mystérieux Spora. Nul ne pouvait dire si elle l’aimait ou pas. Elle avait déjà repoussé ses avances maladroites et pressantes mais il n’en demeurait pas moins qu’il l’intriguait. Que savait-elle de lui si ce n’est ses grandes études, sa précarité actuelle, son long combat pour s’en sortir, une maladie confuse mais un charme naturel. Elle aurait bien aimé lui donner une chance mais cela prendrait trop de temps de le mettre à son standard de vie. Elle ne se voyait pas comme une femme suivant aveuglement son conjointmais plus comme une partenaire avec qui il fallait faire des concessions. Sa vie aussi elle l’avait bâtie seule et ne voulait pas tout remettre en cause sur un passage affectif ou une impression diffuse. L’amour devient sérieux à partir d’un certain âge.
Elle se leva pour donner un coup de main à la cuisine. Ce n’était même pas une question de tradition ni même de bienséance, juste de la solidarité entre femmes, entre copines. La modernité s’en accommodait volontiers. Spora la vit et la suivit du regard. Un pincement dans son cœur était imparable. La femme de sa vie disait-il souvent. Il ne savait pas pourquoi elle restait peu encline à ses avances. Il n’aurait pas pu aimer avec plus de franchise qu’avec elle. Il déplorait son côté romantique et fleur bleu ou «oldSchool» qu’il ramenait au goût du jour parfois; Spora’ttitude! Il n’avait jamais vraiment été très macho ni homme fort par le passé mais depuis sa déception, il s’imposait une loi martiale et beaucoup de rigueur. Si seulement il pouvait savoir ce que voulaient les femmes et surtout Fanta. Ses amis lui rappelait le B A BA : mentir aux femmes, être fort de caractère, un bon compte en banque et une performance dans la complicité. Drôles de valeurs! Fallait-il revoir la Spora’ttitude? Il avait tant aimé danser avec elle par le passé, lui qu’on appelait «el Gato» pour son style particulier. Il partageait cette passion avec elle. Faire le deuil d’une telle relation même éphémère lui semblait inhumain avec l’intuition qu’il avait de pécher par manque de foi. Il s’en remettait alors aux mains divines. Elles avaient su le mener à faire la rencontre de Fanta alors pourquoi s’acharner à forcer le moment où les conditions seront plus propices. Qui sait?
« Deux adultes libres et potentiellement disposés ne constituent pas un couple tant que l’union de leurs conditions de vie ne leur semble plus impossible. L’Amour est une éternelle enfance de sentiments »
Mentalités non modelables
L’ambulance venait de quitter le domicile laissé à la vue des nombreux badauds. L’infortuné se rendait à moitié conscient à L’hôpital. Son mal ne venait pas vraiment de l’imminence d’une perte de conscience mais plus d’une trop grande pensée mystique et exaltante qui menaçait de lui faire rejoindre le monde des anges. La solitude aidant et le stress de l’angoisse face à un univers initiatique que seule la vie semblait lui imposer le ramenait à son état de transes naturel et spontané. Un lourd héritage voilé par l’éloignement des sociétés traditionnelles de son pays. «Le village ce n’est plus d’actualité, on y va pour voir les anciens se reposer et c’est tout» avait-il déclaré un jour. Son assurance et sa foi monothéiste avaient pris un coup depuis que son trouble se mettait en place. Où trouver des réponses à ces facultés nouvelles?
Le médecin aux urgences fut plus prosaïque: «Manie psychotique, Délire religieux, on ne se prend pas pour un prophète ici. » Il avait prescrit un lourd traitement et une période d’observation.
Comment avait-il pu en venir à cette situation ? Un étudiant brillant, un avenir plutôt ouvert, une famille solidaire? Que lui manquait-il, pourquoi lui? À mesure que les questions fusaient, sa tête bouillonnait et ses pensées s’accéléraient tel le cyclotron de ses cours de physique à l’université.
Pendant ses études à l’extérieur de son pays, il avait su prendre le pli du monde dans lequel il évoluait. La vie stressante et pleine de contraintes administratives. La solidarité entre étudiants exilés avec ce que cela comporte de quolibets mais aussi de moments de joie. Sa foi restait encadrée et se développait dans un univers d’où des moines étaient venus apporter la Bonne Nouvelle du Salut et la mauvaise de l’impérialisme. Aujourd’hui il faisait sa route avec cet héritage ou du moins cette amputation car le dialecte maternel était le seul lien avec son village et sa tradition. Les soirées au clair de lune sur les plages, les danses traditionnelles, la pêche et la chasse, les cérémonies de dot etc. Tout cela était depuis devenu surréaliste et alimentait ses fantasmes d’initié hors lignée. Où allait cette Tradition sans s’associer aux religions dominantes et aux réalités du monde contemporain ? Le vieux sage rescapé ne devait-il tenir sa vie du virement d’argent international ou de ville à village sans voir sa science traverser les âges?
Il pensait en s’endormant difficilement, fatigué de ne plus pouvoir dormir, que ses symptômes tels que décrits dans une science implacable et guidée par le contrôle sans implication de la société, pouvaient trouver un autre accueil dans une culture différente ou un autre système de pensée. Une simple traduction des sciences exactes et médicales vers l’informel de l’art mystique et empirique des sociétés traditionnelles dans ce qu’elles ont de plus noble à offrir. Une transe reste une transe mais dans des sociétés où l’individu reste isolé et où la quiétude du voisinage ne tolère pas les écarts de comportements, la sécurité devait primer. Aurait-il pu finir autrement que dans un cloitre traditionnel de son village?
Le réveil se fit avec une sensation d’avoir seulement cligné des yeux. Que pouvait-il dire au temps? L’horloge était intraitable. Il avait dormi quatre heures. C’était un bon début selon les infirmières qui se pressaient autour de lui. Un bon petit déjeuner avec son traitement et la journée allait commencer. Il était important qu’il se réapproprie son corps. L’esprit pouvait survivre sans le matériel mais il avait encore une vie à mener à son terme.
Il repensait à ces idées reçues sur sa tradition, les envoûtements, les morts vivants ou autres zombies, les dieux à sacrifices, la géomancie, les arts divinatoires, les initiations, les danses, les chants… Tout cela ne vivait plus en lui par profession de foi et, bien que le Mal semblât roder par le truchement de personnes peu recommandables, il lui était important de se réconcilier avec cette part de lui qui allait avec sa peau. S’il sortait de cet hôpital il essaierait de rattraper le passé : Tradition, Religion et Modernité mis dans un même talisman : son corps équilibré. Pour l’histoire, la sienne.
Pensant aux malades de son pays hôte coupés depuis des années des sciences initiatiques, il posa instinctivement l’index sur la tempe tout en caressant sa barbe taillée en bouc et quelque peu hirsute depuis ses jours d’absence. Devait-il compatir ou s’alarmer que des solutions empiriques aient pu être mises de côté pour des questions de rationalisme. À voir sa propre culture se vider de son essence c’était comme condamner le monde entier à n’entrevoir son salut mental que par la couleur des pilules à avaler sans autre alternative. Il osa même ce constat avant de plonger dans une lecture riche de sens et de symbole.
« Si le Sauveur d’une religion devait venir s’incarner par une natalité, la plupart de ses dons seraient en conflit avec son médecin et son entourage exaspérés par des attitudes exaltées qui ne se justifieraient qu’une fois sa nouvelle Mission entamée. »
Coopération informelle
«Un peuple doit pouvoir compter sur sa diaspora répartie à travers le globe et, une famille de cœur sur les membres de sa communauté repartis à travers la ville, la région ou le pays. Le lien entre les membres est essentiel pour mener une lutte sur le plan économique ou celui de l’identité sur l’échiquier international. La notion de peau fait place à celle de l’uniforme plus complexe à définir tant qu’elle joue sur des notions subjectives d’attitudes et d’oppression économique. La frontière entre les besoins identitaires et les comportements culturels en voie de disparition reste un art que le monde économique ne peut s’illustrer. »
Le lieu de conflit devenait celui du commerce international. Spora suivait avec beaucoup d’attention la chronique diffusée sur la radio communautaire. Un ensemble d’associations qui se partageaient l’antenne et offraient une couleur bigarrée mais cohérente à l’onde d’un mouvement naissant auquel il croyait. Que ce soit la musique, l’art, la littérature, l’entreprena-riat, la recherche, les compétences professionnelles ou le commerce, une vague de soldats se battait pour faire reconnaître leur valeur, leur mérite.
Le vieux système paternaliste et conformiste qui rétribuait au compte-goutte les efforts mais avalait goulûment les profits et les performances, avait fini par tuer l’enthousiasme des consommateurs les plus fidèles. Privés de cette manne pour les chiffres de la croissance, les États bien en vue dévisageaient l’immigration comme la clé pour un renouvellement de l’actif. Pari risqué lorsque l’emploi servant d’appât n’était pas au rendez-vous et que le bulbe des compétences inassouvies risquait de s’ouvrir et de diffuser un parfum d’une originalité que les autres fleurs du jardin ne sauraient ignorer.
Spora aimait réfléchir à haute voix pendant l’émission. Ça faisait longtemps qu’il attendait ce réveil idéologique. Le coup de départ pour un monde économique supporté équitablement et durablement par des structures à dimension humaine. Sa formation universitaire lui avait présenté les principaux courants de pensée mais lui, s’identifiait à celui répondant à son besoin quotidien et non à une prévision financière et des profits vendus avant leur atteinte. Il enrageait de se voir et de voir ses frères restés au pays pris au piège d’un jeu de stratégie d’un monde qui ne voulait pas se résoudre à passer la main à une autre réalité qui connaîtrait elle-même des ajustements et sans doute un déclin.
Il posa son verre de soda à l’oseille sur sa table de cuisine. Même certaines multinationales très critiquées pouvaient jouer un rôle prépondérant dans la vie des communautés où elles s’implantaient. Toujours cette question d’attitude et de redistribution des richesses. La responsabilité sociale et environnementale que son professeur lui avait durement inculqué d’un cinglant «hors sujet» quant à sa notion d’attitude économique. Il fallait encore du temps pour intégrer la Spora’ttitude à l’université.
Dans un monde idéal, il aurait souhaité envoyer une bourse à un proche resté au pays, monter un projet avec des jeunes professionnels locaux, s’impliquer dans la communauté de sa cité, développer une activité économique informelle ou à petite échelle complétant son revenu professionnel. Il manquait des moyens pour le faire et sûrement n’aurait-il pas le temps de le faire une fois les moyens garantis. S’il avait bénéficié du même programme de micro crédits que les pays émergents, il aurait trouvé le tremplin à son initiative personnelle. Il rêvait que soient reconnues des communautés émergentes dans les grandes Cités aux mêmes titres que les pays sans distinction quant à l’origine. Ces compagnons de précarité pourraient s’in-tégrer à l’économie déjà en marche et ne pas dépendre d’un chèque institué et donné en montrant le baromètre des dépenses publiques.
« Les États assistés ne vivent pas d’une manne naturelle, ils s’endettent tant que leur avenir ne dépend pas des efforts communs de toutes leurs ressources. »
Évolution dans le passé
Ça faisait maintenant longtemps que Spora pratiquait les danses latines et urbaines. Là d’où il venait on improvisait sur les pistes de danse ou copiait le pas du voisin le plus au fait de la dernière mode. Rien de technique, juste une relation corporelle avec son cœur et l’âme de la musique. On disait que son peuple avait le rythme dans le sang. Il pensait plutôt que le sang était pulsé par le cœur mais que celui-ci prenait le tempo des musiques qu’il appréciait. Des cris de joie ressemblant parfois à des incantations d’une société secrète musicale venaient marquer l’accent des mouvements du danseur. Les rondes de danses étaient l’occasion de prouver qui on était et de s’affirmer par le courage de sa création artistique. Rien de technique juste une tradition de danse et de musique qui entretenait cette œuvre commune et populaire dans la vie des hommes. Spora’ttitude!
Dès son arrivée au pays de ses études, l’univers avait changé pour lui. Plus question de faire spontanément des gestes approximatifs et de simplement suivre la musique. La danse avec une partenaire devait être codifiée pour permettre aux deux d’être à l’aise et de ne pas se marcher sur les pieds (même au sens figuré). Il regardait médusé des couples aligner des mouvements d’une rare beauté et d’une complexité qu’il ne reconnaissait pas dans des musiques si festives et populaires. Sans attendre l’accord de Darwin sur ces notes de musiques, il lui semblait clair qu’il fallait s’adapter, codifier ses pas et apprendre à respecter celui des partenaires. Comment le présenter à son cœur ? La rythmique naturelle devait être éduquée d’abord avant d’être à nouveau sollicitée pour la musicalité et la spontanéité des créations chorégraphiques. Cercle vicieux ou vertueux, Spora savait depuis qu’il avait ressenti le vide de sa propre culture, qu’il fallait apprendre des autres d’abord en âne docile et fidèle avant de rugir et régir ses connaissances. Il y avait déjà comme un air métaphorique et philosophique à ses pensées de métamorphose.
Avec le recul, celui qu’on appelait maintenant « el Gato» pour son style quelque peu félin et plein de charité, voyait tout le parcours depuis les moments des danses innocentes jusqu’à la technique qu’il maîtrisait à un bon niveau maintenant. Il avait des allures de vedette de plancher lorsqu’il côtoyait ses anciens compagnons qui n’avaient pas investi dans les formations en danse. Fallait-il leur expliquer le bienfondé de la codification des mouvements ou penser à la modification de l’esprit d’enseignement dans les danses. Sciences corporelles ou Cœur vivant, le dilemme prenait toute sa place en lui. Faire commerce dans l’enseignement codifié des danses chez lui le tentait car il trouvait qu’il y avait beaucoup à apporter de tout ce qu’il avait appris. Que deviendrait alors cet enseignement dans le creuset de ceux qui dansent avec le cœur et le rythme planant dans l’air ambiant? Il craignait d’être la risée des siens ou d’importer un niveau que les couches populaires ignoreraient mais qu’une minorité de privilégiés s’accapareraient pour mieux rayonner sur d’autres en toute sophistication.
Le pas, c’était à lui de le franchir et de l’exécuter. Il se sentait atrophié d’une jambe qu’il avait trop négligée au profit d’un grand investissement en cours et atelier de toutes sortes. Il voulait réapprendre ce qui se comprend par le cœur. Renouer avec les danses ancestrales, traditionnelles et populaires. On ne devait pas perdre cet héritage au profit de la modernité mais il fallait aussi en tenir compte pour équilibrer l’échelle du temps. Ce grand écart facial était l’étirement souhaité pour amener plus de souplesse dans un art divin commun.
« L’art de la danse se communique comme une onde de chaleur. Elle se saisit par les sens ou par l’essence. La science est l’outil qui la décrit. »
Initiation à la musique
Fanta et Spora s’étaient retrouvés dans le tumulte d’un bar équitable dans une rue commerçante de la Cité. Ils observaient avec grande curiosité les particularités de cette nouvelle idée du mouvement social, responsable et d’une Conscience universelle. Des produits choisis pour leur apport aux communautés, des serveurs sauvés de la précarité, la musique d’artiste en herbe, en somme tous les ingrédients de la lutte qui s’était engagée. Le gouvernement avait mis du temps avant d’accorder son crédit puis ses subventions à ce type d’initiatives mais les chiffres du chômage et les caisses de l’état avait vite appelé à la sagesse politique.
Fanta portait un de ses ensembles amples, qui sans faire penser aux boubous africains, s’inspiraient du confort de ce type de vêtement. La modernité se nourrissait tellement du passé pour faire croire à sa créativité. Ils commandèrent des boissons d’un pays différent pour laisser place à la découverte. On pouvait effectivement tout découvrir dans ces bars, des décors à l’histoire des personnes. La musique qui passait jusqu’alors s’arrêta. Le gérant introduisit le dernier opus d’un artiste issu du combat comme eux. Il avait commencé sur les planches d’une scène modeste dans un restaurant où l’émergence de l’artiste et du mélomane audacieux était en gestation.
Spora prit une rasade et s’essaya:
«Sais-tu qu’on peut s’initier à la vie par la musique?
— Encore une de tes théories à dormir debout?
— Non sérieux. J’ai appris avec le temps que le contenu des albums était à la fois personnel et intemporel. Tout est une question d’écoute et surtout de dons d’écoute. Les paroles trouvent leur place dans notre présent avec parfois une telle acuité que l’on se demande si cela était écrit pour nous. Les instruments n’apportent que la ponctuation d’un tel message. C’est tellement agréable de vivre en soi la création d’un artiste.
— Tu vas me dire sans doute que les artistes sont un peu sorciers. Mais comment comprends-tu le message de ceux qui parlent une autre langue?
— J’avoue qu’en matière de musique les miracles sont permis. J’ai longtemps accepté l’idée de comprendre de façon musicale les langues insulaires du fait de l’héritage commun et des racines des mots. Mais rapporté à la musique, je dirais que tout cela est assez intuitif et personnel. Peu importe le sens exact, l’essentiel c’est l’interprétation que cela suscite. C’est comme un hologramme révélé par la bonne fréquence musicale. Chacun peut avoir son interprétation ou partager son sens avec un autre.
— Une sorte d’Espéranto musical en somme…
— Je dirais plus une langue arable sur laquelle on peut semer son sens en tenant compte de sa perception et des accents et ponctuations des instruments. Les instruments parlent aussi d’une certaine façon et le fait de n’avoir aucun mot à écouter, facilite aussi en nous l’interprétation dans le quotidien.
— Tu devrais vraiment prendre soin de toi. Ces théories sont trop fantaisistes et tu sais que je n’aime pas quand tu les développes. Tout ça m’éloigne toujours de toi. »
Fanta savait ramener les débats à leur plus simple et ultime expression: la conclusion. Spora ne désarmait pas pour autant mais savait que seuls des artistes pouvaient avoir le même «feeling» que lui. Ce qui était perçu comme tel ne pouvait qu’avoir été créé comme tel. Cela prendrait trop de temps de réapprendre à jouer un instrument pour prouver les vertus de l’acoustique. Il avait déjà la faculté de marquer les accents musicaux dans sa danse mais rattraper le temps perdu en apprentissage d’un instrument serait trop pour lui. Il s’était promis tant de raccommodages entre l’héritage tronqué et la modernité cherchant à s’inspirer de ce même passé. «Rien ne se crée, tout se transforme» savait-il sans savoir pourquoi certaines cultures avaient condamné des traditions musicales avant de vivre de la sécheresse dans leur création machinale dans cet art. La musique était encore le seul langage dont le contenu était conservé et transmis sans grande opposition doctrinale.
« La musique s’enseigne pour la valeur du message à passer mais aussi pour celui à comprendre. »
Arts martiaux autochtones
Comme beaucoup de jeunes garçons, Koua avait passé des heures sans limites à suivre des films d’arts martiaux et s’était exercé à mimer les combats du novice qui devient son propre maître et venge sa famille. Les cinémas de fortune de son quartier avait été ses repaires favoris après l’étude. Très vite, ses compagnons et lui avaient pris le chemin des écoles martiales où la fiction laissait place à la réalité du conditionnement physique et moral. La peine endurée ne pouvait qu’être salutaire. On y retrouvait une seconde famille, des compagnons d’armes et des partenaires de combat pour des luttes qui présumaient déjà des conquêtes à mener pour s’affirmer dans la vie.
Des années de pratique menaient sans nul doute à un confort technique et à un état d’esprit conquérant. La vision d’un entraînement martial obligatoire pour les mâles de l’époque avait pour objectif de combler le vide laissé par l’abandon de l’enseignement religieux traditionnel dans les écoles au nom de l’œcuménisme et de la laïcité sacro sainte. Les mouvements nobles aux culottes courtes pouvaient faire place aux ensembles de combat. Il était essentiel de ne rien retrancher sans rien mettre à la place.
Koua vivait malgré tout un malaise. Il avait appris tous les styles possibles et intégré des techniques qu’il comprenait dans leur exécution et leurs applications, mais il recherchait à présent la poésie du maître ou de celui qui s’apprêtait à le devenir. Les réalités qui avaient guidé les fondateurs à créer des coups et parades à partir de la contemplation et de la méditation dans la nature lui semblaient à la fois universelles mais aussi incomplètes. Le monde moderne révélait de nouveaux défis pour l’Homme, une autre façon d’être au monde, mais la Tradition martiale intemporelle ne se renouvelait que peu ou pas du tout. Que dire aussi de son interprétation à lui de son milieu naturel? Les animaux et les réalités de sa tradition pouvaient aussi enrichir des styles martiaux et passer à la postérité. Seuls des maîtres audacieux pouvaient élever leur technique ou s’élever dans la méditation sur l’essence de leur art pour retrouver le vocabulaire avec lequel les premiers maîtres avaient décrit leur monde.
Être son propre maître lui semblait à sa portée et le partager avec des proches aussi. Ce qui l’ennuyait c’était de devoir le faire accepter à sa tradition martiale. Son origine n’était pas noble ni du sang de ceux qui étaient les dépositaires de la science des maîtres. Son initiative ne pourrait qu’être perçue comme farfelue et manquant de respect pour l’enseignement reçu.
Il devait s’y mettre malgré tout et montrer la voie à d’autres. Les maîtres de son pays ne déméritaient pas et la Tradition martiale aussi devait trouver sa déclinaison dans le mouvement créatif contemporain.
Koua sortit de son appartement pour courir. Un maître en devenir ne devait se permettre aucun écart dans sa formation ni son conditionnement. Le défi qu’il s’était fixé de relever lui redonnait l’énergie de souffrir la rigueur de l’entrainement.
Un jour, son pays, sa région, son continent mais aussi son corps, sa famille, son peuple aurait son Art martial identitaire. Il y croyait déjà à mesure que ses foulées se déployaient dans le sable chaud.
« L’art martial tribal est une connaissance issue de toutes les cultures. L’effort de codification est à l’honneur de ceux qui ont su prendre la voie de la sagesse. L’oubli est de renoncer à recréer par paresse ou bassesse. »
Le déclin de l’empire
La finance en tant que religion économique se devait de redevenir l’outil stratégique pour la prise de décision sans reproduire les influences néfastes des marchés assoiffés de profits rapides et virtuels. Les crises successives et la perte traumatisante et, plus que symbolique, des deux colonnes du temple montraient, aux yeux de certains esprits de l’époque, la fin d’une conception du monde des affaires.
Spora et Koua s’étaient rencontrés sur le lieu d’un emploi alimentaire que beaucoup d’étudiants et de jeunes aux revenus insuffisants étaient contraints de faire. Koua n’étudiait pas pour le moment. Il avait dû abandonner à l’arrivée précoce de son fils. Elle avait insisté pour être mère dès la première année de leur relation et il ne lui avait pas tenu tête longtemps. Un empressement et non une erreur, selon lui, qu’il avait réussi à assumer par la force de son travail et le soutien de sa famille. Le poids financier l’obligeait néanmoins à arrêter ses études en attendant la régularisation de son statut de résidence. C’était deux beaux jeunes hommes qui se respectaient et croyaient en la force du mouvement d’émancipation que portaient les couches populaires dans une nouvelle forme d’identité.
Ils discutaient souvent pendant leur travail à l’usine qui les employait à temps partiel lorsque les pics de production le nécessitaient. Koua soutenait avec force que le nouvel Empire à la tête du monde saurait prendre la cause du mouvement d’économie sociale même si sa politique intérieure ne donnait pas encore des signes clairs de liberté et d’identité des minorités tels que le défendait le mouvement. L’Empire serait un partenaire de choix pour le commerce de bien, la coopération technique et le développement des industries. Spora n’y croyait tout simplement pas. Comme toute puissance hégémonique, l’Empire se devait de maintenir des consommateurs permanents des produits qu’il développait astucieusement avec les anciens impérialistes. Spora maintenait qu’il était plus judicieux pour le mouvement de changer le système impérialiste classique d’antan ou même de créer une alternative nouvelle qui reprendrait ses concepts à la base c’est-à-dire au plus près des consommateurs identifiés. Un jour ou l’autre le passage de témoin devrait se faire pour un système ou pour l’autre et il valait mieux s’impliquer pour celui qui était plus à même de défendre les intérêts du peuple ne fût-ce que même par désir de domination.
Koua riait de ses arguments à mesure qu’il chargeait la palette de produits. Il appelait cela vendre son âme au diable. À suivre le raisonnement de son ami, il préférait que des élites et intellectuels du mouvement social, responsables et d’une Conscience nouvelle, prennent le risque de s’imposer au plus haut des Cités. Ils souffraient hélas d’un manque de crédibilité. Même le peuple opprimé économiquement hésitait en fin de compte à leur confier leurs voix, incrédules qu’ils étaient que ce type d’idées puisse un jour aboutir à un gouvernement du monde. Les leaders charismatiques ne manquaient pas mais leur portée et leur nombre ne suffisaient pas à faire changer la Terre.
À mesure que le charge-palette allait et venait de l’aire sous douane à l’entrepôt, les deux hommes poursuivaient leur argumentaire en surveillant l’horloge et l’heure de la pause.
À défaut de se convaincre, l’un et l’autre, de celui avec qui il fallait s’associer pour réussir, une chose semblait émerger de cette discussion : un mouvement alternatif pouvait faire sa place auprès du peuple et pour le peuple sans faire de démo classiques. On se devait d’y croire et de refléter par l’attitude les principes de base du combat: bonne gouvernance, éthique, respect de l’environnement, respect et redistribution des richesses aux communautés, commerce équitable, intégrité par adhésion…
« Le monde économique influence la vie d’une planète dont les habitants sont tributaires des richesses produites. L’har-monie vient de l’échange du surplus d’équité*. »
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*Capital
La note de frais
«C’est un scandale!» s’exclama-t-il en tenant sa copie d’examen. «Ce prof se fout du monde!» Spora ne décolérait pas à la vue de sa note. «Qui pouvait mériter un tel affront si ce n’est ceux de sa condition?» pensait-il les doigts tremblants de colère. Une larme coula sur sa joue. Il la nettoya dans un geste nerveux et imprécis. Le restant de goutte finit tout de même dans la commissure de ses lèvres. Il se dirigea vers la cafétéria de l’établissement. Il venait de rater sa session.
Malgré l’anonymat des copies, Spora et beaucoup d’autres étudiants issus de l’immigration temporaire ou de résidence, pensaient que les dés étaient pipés à chaque examen voire même que les notes étaient indexées à des plafonds de pénitence. Tous les prétextes étaient bons: mauvaise maîtrise de la langue, idées pas claires, raisonnement confus, calculs intermédiaires non présentés, théorie non élaborée, argumentaire faible… «C’est du délire!» pensait-il. Il se savait d’un niveau supérieur à celui de certains dans son cours mais il savait qu’une attitude négative n’arrangerait pas les choses. La Spora’ttitude pouvait être dure à vivre parfois. Les préjugés sur son peuple et ses capacités intellectuelles devaient encore subsister malgré l’essor des technologies et de l’information. C’était encore à sa génération de payer la note de frais.
Spora pensa à Koua qui était sorti du système sans ressentiments malgré son brio et son potentiel. Il s’était fait aux réalités des études en terre d’exil et avait choisi d’in-vestir pour son fils pour le moment. Spora savait que tôt ou tard il faudrait changer les choses pour ces descendants et suivants qui seraient aux prises avec un système et non plus avec les hommes qui l’ont institué.
Encore un dur casse-tête. Trouver à nouveau les sommes pour payer une nouvelle session. Déjà l’aide du gouvernement ne suffisait pas et la famille peinait à suivre le rythme des dépenses à l’extérieur. Son nouveau boulot à l’usine ne garantissait pas des revenus stables et il ne pouvait pas consolider tous ces micros revenus pour améliorer sa note de crédit et demander une marge étudiante. Il n’avait personne pour cautionner ses emprunts. Seule une rigueur dans les dépenses pouvait le sortir des ennuis financiers.
Travailler à l’usine lui prenait du temps. Vivre cette précarité lui causait du trouble et sa concentration n’était plus aussi efficace. Étudier dans ces conditions n’était pas aisé mais ne plus étudier signifiait pour lui partir. Des esprits pratiques et quelque peu cyniques lui avaient maintes fois conseillé de rentrer chez lui s’il n’avait plus les moyens de vivre pendant ses études. Il entendait encore clairement ces voix dans son esprit et le souvenir prenait place dans la situation présente comme un coup de glaive. Cette conception rapide et simpliste de la vie d’une élite d’un pays émergent ou, plus exactement, pauvre, représentants en mission de formation pour son pays, méritait que le voile soit levé sur le sacrifice de ces générations d’apprenants qui quittent tout pour rentrer dans un long processus de sélection.
Le programme du gouvernement avait été établi dans le cadre d’accords de coopération avec des pays qui ne pouvaient pas former les meilleurs étudiants sur place. On octroyait une bourse aux meilleurs afin qu’ils se forment et surtout qu’ils retournent développer leurs propres pays. Au début, le contrat était clair pour les jeunes postulants mais avec la découverte d’un monde offrant de nouvelles perspectives et la perception que le retour chez soi ne serait pas accompagné d’un changement accueillant dans les mentalités, faisaient dévier un bon nombre, les changeant en mercenaires amnésiques de la dette morale.
Spora se souciait peu du débat idéologique. Il lui importait plus de réussir ses sessions sans ces discriminations qui lui semblaient comme une flagellation pour le ramener de son statut d’élite d’un pays pauvre à celui de pauvre dans un pays d’élite. Il sortit du bâtiment pour attendre le bus. Il avait hâte d’être chez lui et d’écouter sa sélection de musique des moments durs. Celle du réveil de la conscience d’un peuple auquel on ne reconnaît aucune valeur.
«L’équité dans la formation s’apprend aussi par l’exemple donné. Les jeunes sont le terreau des nouvelles idées. »
Commerces et détail
Plusieurs épiceries de proximité se répartissaient l’espace du quartier où Spora habitait. Elles le dépannaient bien souvent lorsqu’il n’avait pas le temps ou le courage de se rendre dans le centre commercial ou ces magasins de «Discount» pour y dénicher la dernière promotion sur les produits de son quotidien. Aller en grande surface était un exercice de choix car il prenait le temps non seulement de comparer les prix, la qualité, les quantités mais aussi l’origine et la réputation des compagnies. Depuis qu’il le faisait, il s’était constitué une base de connaissance qu’il aurait bien partagée avec d’autres ou vendue à un magazine de consommateurs. Les astuces d’achats ne manquaient pas, selon lui, et les pièges des producteurs évoluaient à mesure que le marché devenait exigeant et les consommateurs conscients. Vérifier le prix relatif (au poids, à la quantité), et les emballeurs faisaient place à la nécessité de connaître les compagnies, leur engagement dans les communautés et vis-à-vis de l’environnement. Son cours de marketing l’avait initié dans cet art mais il continuait à éplucher les journaux et analyser les autres médias.
Le marché populaire était le lieu le plus indiqué pour se plonger dans la cellule de base de l’économie sociale: les petits producteurs. Ils venaient directement vendre leurs produits aux clients sans passer par des intermédiaires coûteux. Il aimait poser des questions sur leurs coopératives et exploitations. C’est toujours mieux de s’informer à la source. Spora flânait plus que de raison dans les ruelles du marché à défaut de se sentir dans son pays, il se sentait chez lui, dans sa famille. Son lourd sac au dos, il s’avançait vers le magasin de produits exotiques, sa dernière escale ce jour-là. Les produits n’avaient rien d’exotique pour lui, c’était juste des produits locaux de communautés exilées et immigrées qui recréaient un espace familier dans leur lieu d’intégration. Quoi de plus agréable que de mixer les plats indigènes de la Cité et ceux de son pays! L’ambiance à l’intérieur n’était pas celle des autres petits magasins d’alimentation. Tout le monde y portait l’uniforme. On y recherchait les prix bas, comme toujours, mais aussi une relation avec les vendeurs qui ressemblaient, dans le combat, à ceux qui achetaient. On contribuait ainsi à leur essor en maintenant soi-même son budget et en gardant le contact avec des réalités des pays. D’aucuns diraient que c’était une forme de protectionnisme à petite échelle et un frein aux échanges mondiaux. Pour Spora, cela ne le gênait pas de supporter d’abord un acteur économique communautaire local avant de consommer des produits de multinationales ou importés. D’ailleurs le commerce équitable permettait déjà des échanges entre pays mais leurs volumes ne pouvaient pas encore soutenir l’économie mondiale. L’enga(ge)ment envers les efforts des entreprises de la communauté était un bon début pour soit développer un nouveau système économique, soit en créer un complémentaire qui prendrait en compte les couches populaires. Une économie à deux vitesses, une pour les financiers pollueurs et une autre pour les entrepreneurs écolos, ne pouvait être envisagée même de cette façon caricaturale car les systèmes se devaient d’être communicants. Communautés riches et pauvres se devaient de vivre dans le même environnement, la mondialisation restait le juge-arbitre entre une «mondanisation» outrancière et une paupérisation illégitime.
« Acheter c’est aussi voter pour son parti économique. Il n’y a pas de bon parti définitif mais des voies de médiation entre les Peuples. »
La religion du Peuple de Dieu
Le Peuple de Dieu est le peuple opprimé et le Sauveur qu’Il lui envoie vient des pousses les plus inattendues de sa Racine. Spora s’amusait à dire qu’Israël ne méritait plus d’être le peuple de Dieu s’ils avaient fini d’être opprimés. Mais Dieu était fidèle à ses promesses et son peuple à lui se devait d’attendre le Salut économique d’une Bonne Nouvelle ou d’une Révélation qui bousculerait l’ordre du monde et libérerait les poches de ceux qui usaient leur vie dans un système prolétaire devenu plus pernicieux que jamais.
Un Sauveur, noir dans l’uniforme, celui des professions alimentaires, d’usines, temporaires ou tout simplement précaires, voilà ce qu’il attendait. Le Salut venant des couches populaires et défiant l’élite financière mondiale. Il pouvait rêver mais avec un peu de force et de conviction, cela pouvait arriver.
De la traversée d’une mer rouge et foncièrement capitaliste non pas à pieds nus mais à mains nues, celles de la nage pour l’espoir, il parcourrait l’étendue désertique des lendemains de crise. Dans la lignée de son règne idéologique, ses descendants affronteraient des peuples accrochés à leur pré-carré dans un combat où tout le Peuple devrait apporter sa contribution électorale et son engagement à s’émanciper. La Terre promise serait celle du respect de la personne dans son besoin de vivre et profiter des richesses auxquelles il contribue et pour lesquelles le don de Dieu initial n’a pas été remis en cause.
Spora aimait se raconter des histoires farfelues. Comme bon nombre de jeunes il les qualifiait de «délires» et en abusait pour le simple plaisir d’ouvrir ses horizons de pensée et de rire. Fanta n’appréciait pas ce manque de sérieux qu’elle qualifiait de puéril.
S’il devait jouer le rôle du Sauveur du Peuple auquel il s’identifiait, il devait naître doué mais amoindri dans sa nature et sans doute avec une origine inattendue. On a beau être un futur «boss», il fallait commencer au plus bas avant la gloire. Une fois ses dons totalement manifestés et sa feuille de route divine reçue, il choisirait des associés et bâtirait une société ou encore une coopérative pour entamer les joutes avec ses détracteurs et adversaires. Il serait présent également sur le plan de la pensée économique en contribuant à l’élaboration de nouvelles théories qui révolutionneraient le monde des affaires de façon durable comme les religions monothéistes ont fixé la notion du Dieu unique et tout puissant avant de se perdre quelque peu dans des batailles de disciples et de révélations.
La fin, il n’osait l’imaginer. Il vivait déjà au quotidien, selon lui, la limitation de la crucifixion — comme le disait un maître contemporain — en ne vivant pas à sa faim et en brisant son rêve professionnel et d’accomplissement. Non ce qu’il craignait c’était l’élimination d’un coup soufflé dans une arme silencieuse ou d’une lâcheté à la hauteur de la victoire idéologique. « Heureusement le Sauveur ne meurt pas toujours en martyr mais choisit de se retirer » se dit-il à lui-même en se levant du divan. Le match de Basket-ball allait bientôt commencer et il voulait soulager sa vessie pendant l’interlude. Les sportifs étaient les vrais héros des temps modernes. On pouvait croire en eux, prendre exemple sur eux ou même parier sur eux. Jamais un économiste ne pourrait soulever les foules si sa volonté politique ou son charisme ne le mettait pas au-dessus des détails techniques de sa théorie. Héros ou Sauveur ? Le monde trouverait son mot pour une réalité déjà prédite mais longue à se mettre en place. La Spora’ttitude passait le relais à la vraie Sport‘attitude des héros en unie forme physique.
«Dieu a crée l’Homme par Amour et pour qu’il soit heureux sur la terre qu’Il lui a léguée. Quand certains avilissent d’autres par un moyen qu’ils se sont approprié, la libération doit venir comme Miséricorde suprême pour ceux qui subissent. »
DEUXIÈME SAISON
Seconde main
Ça faisait un bon moment que Fanta et Asi cherchaient, fouillaient et comparaient les habits dans ce magasin. Elles étaient adeptes du «shopping» comme bon nombre de femmes mais elles accordaient une grande importance à ne pas dépenser pour rien. Autrement dit, acheter des habits d’occasion pour elles et leur entourage ne les dérangeait pas. Elles réussissaient de bonnes affaires et pour les enfants c’était l’idéal.
Asi était mère de deux magnifiques bambins. Elle savait que c’était un sacré budget de changer la garde robe de deux fiers garnements qui semblaient avoir signé un contrat avec les marques d’habillement pour enfants afin de faire des tests de résistance et d’usure. Elle optait pour la seconde main le temps qu’ils soient grands et choisissent eux-mêmes leurs tenues d’apparat. Les adolescents étaient si exigeants à ces moments-là. Elle n’était pas pressée de passer à cette étape. Pour l’instant ils s’accommodaient de leurs vêtements surtout qu’ils ne se souciaient pas de l’origine.
Les deux femmes savaient aussi se faire coquettes en alliant habit neufs et d’occasion. Les fripes, comme on disait, recelaient souvent des trésors qui avaient été à peine touchés par les acquéreurs initiaux. Elles mêmes devaient souvent se séparer d’habits qu’elles ne pouvaient plus porter lorsque le tour de taille et la balance s’alarmaient. C’était un heureux cycle qui selon elles était à la fois à l’avantage du porte-monnaie mais aussi pour limiter les productions abusives de biens de consommation.
Ce raisonnement était plausible du point de vue du consommateur mais pour une industrie déjà en crise qui délocalisait les unités de production pour baisser les coûts et favoriser l’achat en masse, la note devait être salée. Le commerce de luxe pouvait se cacher derrière la notion de marque et justifier des marges importantes mais pour des produits qui visaient justement des couches populaires, la seconde main devenait une concurrente sérieuse.
Des deux côtés la contribution aux communautés était réalisée même si l’échelle n’était pas la même. Les nombreuses familles vivant du travail en usine avec le salaire d’un pays au coût de la vie non élevé se voyaient mises en comparaison avec celles d’un autre où les quasi-bénévoles se satisfaisaient d’un modeste revenu juste préférable aux revenus du chômage. Ce qui était important pour avoir un statut quelque peu reluisant. Une réalité fratricide qui opposait directement les chiffres de la croissance des uns à ceux du chômage chez les autres. Ce n’était pas pour arranger le débat interne sur l’attitude à adopter face à ces mises en relation issues des échanges mondialisés.
À voir le volume réel de la seconde main dans les cités, il ne semblait pas alarmant de considérer une telle activité comme problématique pour l’industrie même si son essor pouvait faire craindre une baisse du chiffre d’affaires provenant des couches les plus pauvres et des consommateurs avertis comme Asi et Fanta.
Elles faisaient déjà de même sur Internet pour d’autres objets toujours par conviction et avec le secours du conjoint dans le cas d’Asi. Les domaines où la production effrénée de biens nouveaux dont la vente devait être dopée par la suite ne manquaient pas. La seconde main dans les grandes Cités trouvait de plus en plus d’adeptes et d’homologues dans les pays au coût de la vie bas quand il ne s’agissait pas tout simplement de vivre du marché de la contrefaçon.
« Vendre ou produire pour le bien des communautés locales ne signifie pas soustraire des biens de l’équation économique qui permet aux gouvernements de redistribuer les fruits de l’effort commun du pays. »
Sans papier, sans perdre pied
Spora avait dévié. Il le savait depuis que l’arrêté d’expulsion lui avait été envoyé. Les études ayant pris un coup dans sa condition d’étudiant vivant la précarité et son corollaire de contre-performance intellectuelle, il ne voyait plus le chemin du retour aussi glorieux qu’il l’avait maintenu jusqu’ici dans ses pensées. Il n’avait rien réalisé et avait échoué si près du but. Rater ses sessions avait un coût et, même si ces professeurs semblaient l’ignorer dans leur impartialité obséquieuse, il ne voulait pas plaider son cas auprès des instances gouvernementales. Il n’était plus officiellement une élite d’ailleurs et son pays aurait à rougir d’avoir donné un tel titre à un de ces fils pris dans le piège de l’échec.
Il était hors de question de rentrer chez lui avec si peu de considération à attendre à l’arrivée. Il s’obstinait à vouloir remplir ses filets avant de suivre la suite du chemin. Inexorablement, il rejoignait le flot des combattants dans l’illégalité des statuts qui ont basculé pour une raison ou pour une autre. Les cas étaient tous différents et les histoires à la croisée des destins manipulés jusqu’à la désillusion.
Spora se devait d’être pratique et de quitter son piédestal d’intellectuel peu représentatif. La réalité était dure pour lui à présent. Trouver du soutien et s’encadrer de personnes capables de défendre son cas. La famille restait dans la confusion. Elle n’avait pas vu la dérive se mettre en place avec ses multiples échecs mais elle se gardait de communiquer une telle humiliation à l’entourage. La notion de communauté s’arrêtait au porche lorsque le déshonneur était à la porte.
D’un naturel débrouillard, Spora se plia aux règles de vie de ceux qui ont échoué dans la ruée vers l’or et qui deviennent mendiants d’un statut défraichi. Triste conso-lation que l’on se souhaitait comme deuxième chance de briller aux yeux du commun du peuple.
L’avocat était optimiste mais la procédure serait longue. Pas question de se manifester officiellement avant la fin des débats. Il fallait cependant vivre dans ce monde paral-lèle qui s’ouvrait tel un conteneur de poubelle pour accueillir la prochaine victime effacée du registre des hon-nêtes résidents de la Cité.
Beaucoup ne comprenaient pas à quel point il était facile de sombrer dans ce cauchemar. Les témoignages des victimes étaient souvent réservés aux professionnels ou aux proches qui n’avaient pas peur de leur venir en aide tout en défiant la loi.
L’immigration telle qu’elle était, c’est-à-dire sans être affublée de qualificatifs aux bons prétextes, était le corollaire dérangeant des pays qui s’étaient adonnés à un impérialisme glorieux. Ils fuyaient à présent la responsabilité d’honorer la présence de ceux dont l’affranchissement n’avait pas suffisamment mis hors d’atteinte de l’accoutumance à un système maître-sujet. Accoutumance maintenue aussi par les uns pour toujours satisfaire des besoins de domi-nation et d’exploitation dans des domaines nouveaux. Et par les autres pour faire retarder le moment d’une émancipation franche paralysée par la croyance en une infirmité de l’enfance ou par peur d’un affrontement sur des terrains où seul le mouvement populaire et intellectuel indigène peut faire rebasculer le fléau de la balance.
« L’écriture ne va pas sans support, sans papier. Imprimer des statuts arbitraires à des hommes c’est corrompre l’œuvre de liberté à laquelle tous ont droit dans la déclaration universelle issue de leur esprit. »
Union astrale
La sagesse se manifestait au détour des rencontres de la vie et en profiter apportait beaucoup de bien pour l’oreille et l’esprit attentifs. Le vieil homme avait abordé Spora à sa sortie du centre commercial. Il cherchait son chemin depuis un certain moment. «Je vais vous y amener. J’ai du temps», proposa Spora avec déférence.
Les deux pas s’accordaient à mesure que le chemin se déroulait devant eux. Le vieil homme brisa le silence qui était à vrai dire plus une absence de dialogue à entendre le brouhaha environnant de la Cité. «Dis-moi jeune, comment un si bel homme peut-il se balader sans sa dulcinée à son bras ? » C’était une question osée mais Spora ne semblait pas si gêné. Fanta était la dernière peine qu’il vivait et il ne savait ce que l’avenir lui offrirait en réhabilitation sentimentale ou conciliation de destin. Le vieil homme sourit aux mots pleins de confiance et de lucidité de Spora. «Jeune homme laisse-moi te conter une légende de la tradition de mon pays. » Le vieil homme se racla la gorge et expulsa son contenu dans un bac à sable municipal qui bordait l’avenue.
Un jeune homme de ton âge s’éprit d’une belle femme qu’il avait croisée un jour près du puits de son village natal. Elle avait des réticences à voir un homme de la ville et qui n’avait plus rien à voir avec sa tradition se préoccuper d’une femme sans éducation ni connaissance des sciences modernes. «Si tu veux de moi, tu dois me promettre de respecter ma condition de femme traditionnelle et donc accepter de t’initier comme tous les hommes de notre village. » La jeune femme le dévisagea pendant qu’il réfléchissait. Elle en avait connu d’autres qui ne s’étaient pas montrés braves jusqu’au bout. Il finit par acquiescer malgré sa peur des pratiques ancestrales dont il ne retenait que les envoûtements et autres rites occultes. Ils allèrent tous les deux voir leurs familles et demander consentement et date pour la cérémonie préalable du jeune prétendant.
La communauté se réunit le jour dit et tant attendu. Il avait insisté pour que son initiation se fasse comme celle des autres villageois. Au terme d’une épreuve de courage, il devait recevoir son identité traditionnelle puis être d’astreinte tout le jour dans le cloître pour finir d’ac-compagner la course du soleil.
Dès l’aube on lui fit absorber un élixir pour déclencher son voyage spirituel. Il devait traverser l’univers hostile de la forêt sacrée pour puiser de l’eau pour sa future femme. La cérémonie commencerait à son retour.
Vêtu d’un treillis militaire mais pieds nus pour les besoins de l’initiation, il rentra dans l’imposante forêt sacrée. D’étranges singes suivaient son parcours en sautant d’arbre en arbre. Il lui semblait que leurs yeux étaient d’un rouge étincelant. Les choses se compliquèrent lorsqu’il se mit à voir des ombres menaçantes joncher le chemin. Elles demeuraient menaçantes aussi longtemps qu’il ne leur accordait pas d’attention. Elles s’évanouissaient par la suite comme par enchantement. Il arriva au bout d’un temps qui lui parut très long au bord du lac où il plongea la jarre tout en ayant l’eau à hauteur des fesses. Il s’arracha à la vase et prit le chemin du retour.
Les chants accueillirent sa sortie de la forêt. Sur le rythme d’une troupe de musiciens préparés pour tenir la journée, on lui fit quitter ses habits et sa belle fut mise à ses côtés. Le prêtre du culte ancestral lia spirituellement et symboliquement leurs deux cœurs. Partout où ils seraient, ils pourraient rester en contact quasi télépathique et ressentir les dangers mutuels. Ils s’unissaient également dans l’âme du monde car, selon la tradition, si leur amour restait pur jusqu’à leur mort, tous deux donneraient naissance à un astre du ciel dont ils seraient le couple originel dans un nouvel Éden et une nouvelle vie en recréant un monde à l’image de leur amour terrestre. Car ceux qui ne respectaient pas cet amour pur était condamnés à revenir sur Terre le chercher naissance après naissance. Dès l’instant de cette union pour nos jeunes amoureux, plus aucun obstacle des deux mondes ne pouvait se mettre en travers de leur union.
Spora restait bouche bée à l’écoute de l’histoire. Si seulement il avait pu vivre une telle union avec Fanta! Le vieil homme ricana «Il est des traditions qui traversent le temps et savent se mettre au goût du contemporain. Qui sait peut-être qu’un jour tu sentiras ton complément d’astre dans une femme comme elle. »
« Amour et tradition demeurent compatibles dans le prolongement du devoir de mémoire. »
Entreprise nouvelle
Spora pouvait s’estimer heureux. Il possédait à présent le précieux sésame qui l’autorisait à séjourner dans la Cité. Il pouvait finir son diplôme et envisager ouvrir son activité comme il avait toujours rêvé. Sa contribution à l’essor de son pays et au bien-être de son entourage serait plus importante. La fameuse coopération informelle dont il se sentait solidaire. Koua et lui avaient quelques idées des opportunités à saisir. Ils étaient prêts à s’associer le moment venu mais pour l’heure il fallait se constituer un capital et finir de se former.
Cette nouvelle entreprise dans sa vie le remplissait d’espoir. Il savait que beaucoup le voyaient rentrer plutôt chez lui pour trouver une activité mais lui rêvait de le faire en investisseur ou en contributeur et partenaire extérieur. Il fallait bien que les entrepreneurs restés là-bas puissent se fier à d’autres connaissant les rouages de la Cité et pouvant défendre leur cause commune. Il fallait se faire confiance et être solidaire. Koua avait compris le défi et s’était associé à l’entreprise sans hésitation.
L’idée d’entreprendre et les capacités pour réussir n’étaient pas données à tout le monde. D’ailleurs peu de jeunes gens recevaient l’appel pour se lancer. Malgré le désir de trouver des débouchés sur le plan socioprofessionnel, l’idée d’affaires avait besoin de naître dans des esprits altruistes et des corps à l’épreuve de la compétition. Le mouvement social, responsable et d’une Conscience universelle, devait pouvoir compter sur des structures qui agiraient selon les principes mis en avant et qui pouvaient donner une coloration autre à l’économie mondiale à mesure que grandirait sa crédibilité.
La finance avait fini par nuire, selon lui, à la bonne marche des entreprises en faisant d’elles des esclaves qui servent à la gloire d’indicateurs et des profits de spéculateurs peu scrupuleux. Les flux physiques et l’impact sur l’environnement et les communautés ne s’invitaient pas dans les bourses mais étaient indexés à chaque calcul de croissance. On peinait à quitter le virtuel des prévisions financières pour le présent des exercices d’exploitation qu’on pouvait aussi rétribuer après de bonnes performances. Les turfistes des bourses ne se préoccupaient plus du sport mais seule-ment de la côte des acteurs économiques. Et dans ses courses tout le monde pouvait s’instituer parieur et influencer le sort des écuries.
Koua rejoint Spora au bar. Ils se devaient de trinquer pour ce nouveau départ. Ce ne serait pas facile comme bien des combats populaires, mais ils voulaient y croire. L’élite serait encore ce qu’elle est mais le saut quantique auquel devait se livrer le Peuple devait permettre de réguler l’accès aux richesses et au bien-être.
« L’espoir naît du fait que l’entreprise dans laquelle on s’engage mobilise les ressources personnelles et donne un sens à l’avenir. »
Les deniers incultes
Le téléphone sonna tôt ce matin-là. Spora eut du mal à émerger de son sommeil et à retrouver l’appareil sous les habits disposés en vrac au pied du lit. Le conseiller de la banque semblait avenant mais son propos était clair: le compte était à découvert depuis trop longtemps. On se devait de trouver une solution rapide. Comme beaucoup de jeunes étudiants, les entrées d’argent n’étaient pas toujours régulières et une fois la marge de crédit consommée, il restait peu de souplesse pour gérer les situations urgentes. Spora raccrocha et se recoucha les yeux fixés sur le plafond. Il soupira profondément et poussa son juron favori. La journée commençait bien.
L’ouverture d’un compte bancaire était obligatoire pour forger son statut dans la Cité. Avec l’adresse civique et le titre de résidence ou de citoyenneté, il constituait les piliers de l’existence sociale. Les activités procurant du revenu ou celles permettant d’échanger ce dernier contre des biens et services ne pouvaient avoir lieu légalement que si ces trois conditions étaient remplies. Des garanties à l’ouverture du compte exigeaient parfois des talents de stratège pour pouvoir bénéficier des pleins services notamment l’accès aux crédits. Après avoir lutté pour se mettre en conformité avec le système, Spora devait se battre pour équilibrer son budget au prix d’importantes privations et d’efforts pour gagner le complément toujours manquant. Il saisit à nouveau son portable et composa le numéro de Koua.
Koua revenait juste de la crèche quand le téléphone sonna, Spora lui parlait calmement mais l’air désabusé. La situation était fréquente, lui-même avait connu ces moments mais avec l’arrivée du petit, il ne se permettait plus d’écart. La vie à deux avait su lui apporter plus de confort pour gérer les fins de mois difficiles. Ce mois-ci, il pouvait aider son ami mais il lui semblait plus judicieux de trouver une réponse durable à ce problème de précarité récurrente dont ils souffraient tous à des degrés différents. Ils se devaient de mettre sur papier leurs idées d’entreprises pour voir si une phase pilote pouvait précéder le démarrage des activités. On ne pouvait attendre indéfiniment que les conditions soient favorables à souhait pour lancer cette initiative économique.
Les banques étaient des acteurs incontournables pour les entrepreneurs en devenir et les entreprises en activité. Le poids de leur influence était ressenti dès la création des structures. Le passé financier et le charisme de l’entrepreneur jouaient dans le crédit accordé à l’initiative. La seule éthique de ces institutions ne pouvait garantir des dérives dans le traitement des dossiers et dans la considération des profils humains des futurs hommes d’affaires. Le soin apporté à l’allure et à l’éloquence offrait certes une bonne première impression mais l’historique financier pouvait ruiner facilement tous les efforts entrepris. Pour deux jeunes étudiants ayant connu des difficultés financières la tâche paraissait déjà dure. Les assurances à donner aux gouvernements et organismes financiers régulateurs sur la solvabilité des comptes commerciaux imposaient un contrôle rigoureux lors de la sélection des dossiers. Les couches populaires, souvent confrontées à des difficultés de revenus, se trouvaient ainsi limitées dans leur essor par des côtes de crédits pénalisantes, du surendettement et l’impossibilité de bâtir un capital de constitution adéquat pour entamer leurs activités. Le secteur informel servait alors de cuve de récupération pour tous ceux dont les idées ne pouvaient s’immiscer dans le système financier canonique. L’accès à la vie économique était trop souvent cantonné à ceux dont l’héritage humain les plaçait au-dessus de la lutte pour la survie.
« Le secteur informel n’est pas un camp où se réfugient les déplacés de l’économie de marché. Il est la force de ceux qui commercent dans un marché complémentaire. »
La menace des clones
Dans l’effervescence du changement de millénaire, et dans la suite de la longue quête de la vie extraterrestre, la Terre de l’Homme avait envoyé dans l’espace plusieurs objets et signaux pour attirer l’attention de potentiels homologues en forme de vie intelligente. L’Adam s’était déjà senti seul après sa création mais il fut comblé par un être de sa nature et dans son jardin.
Nul ne s’était aperçu de la présence d’individus bizarres dans les Cités qui allaient et venaient parmi nous. Les extraterrestres tant espérés étaient là, mais nul ne le savait. Ils avaient étudié la Terre dès le moment où ils avaient collecté les premiers objets dans l’espace. Leur planète était trop petite pour eux, même s’ils n’avaient pas besoin de forme physique pour y vivre. Ils y demeuraient à l’état de spectres et communiquaient par télépathie. Même pour des spectres vivant sans oxygène c’était un enfer de vivre la promiscuité et les interférences télépathiques. Une partie des habitants s’était alors portée volontaire pour être les pionniers d’une invasion de la Terre. Il leur fallait cependant trouver des corps humains pour vivre avec les réalités atmosphériques de la planète bleue et apprendre les langues. Ils pouvaient habiter n’importe quel organisme vivant et se substituer à la matière mais pas à l’âme. Inutile d’envisager de capturer des hommes et de les posséder ni d’utiliser des corps morts et dégradés pour se couler à l’intérieur. Le propriétaire récupérerait son bien à un moment que même eux ne savaient pas mais que leur Guide avait prophétisé.
Il fallait créer de nouveaux corps humains pour eux. Fins scientifiques et profitant des balbutiements de la recherche génétique humaine, ils prirent de l’avance sur leurs hôtes en les clonant et modifiant les génomes. Ils se servaient de tous les rejets même anodins pour récupérer de l’ADN. Les tout premiers avaient créé un laboratoire qui servait de pouponnière pour les candidats à l’invasion. Dans le même temps leurs scientifiques infiltrés influençaient les recherches pour réduire la fertilité des humains et diminuer les naissances. Ces techniques étaient appliquées sur les aliments qu’ils modifiaient pour mieux servir leur cause.
Le plan aurait marché sans aucun problème si plusieurs humains n’avaient pas muté dans ce nouveau contexte et s’était doté de facultés particulières. D’abord montrés du doigt par la médecine et la société, ils étaient enfin admis parmi le reste des humains mais sous haute surveillance car leur originalité faisait peur.
Le scandale éclata lorsqu’un premier mutant affronta un clone dans une situation anodine de la vie. Un médecin cloné souhaitait faire des prélèvements pour étudier les facultés du mutant. Celui-ci prit conscience du danger par intuition et, par un concours de circonstance, son don de télépathie lui permit de capter les pensées peu amicales de ses soi-disant soignants. Il révéla tout le complot aux autorités qui mirent tout de même du temps à le croire.
Les hostilités étaient lancées depuis. Les mutants, considérés comme non sains au départ, avaient des allures de saints à présents. Seuls eux avaient la capacité de démasquer les envahisseurs. Ils étaient intégrés à des troupes d’élite qui faisaient le ménage à travers la Terre. Le clonage et les manipulations génétiques furent mis sous une réglementation sévère et les scientifiques finement triés pour leur éthique.
Koua se leva pour éteindre la télévision. Il s’était endormi devant son émission de paranormal. Cela avait dû influencer le contenu de son rêve. Il prit un verre d’eau et se dirigea vers la chambre où sa compagne et le bébé dormaient déjà.
« Se sentir seul à l’échelle de l’Univers ne doit pas être une occasion de créer la convoitise de ceux dont on ne connaîtrait ni la force ni les intentions. »
Tribut à individus
Le poids de la communauté n’a pas toujours été si lourd à porter dans un temps où l’individu se reconnaissait comme partie intégrante des valeurs qui fondaient sa tribu.
Asi était une femme battante de nature. Elle s’impliquait beaucoup dans les activités des ressortissants de son pays vivant dans la Cité. Au dernier baptême qu’elle avait organisé, elle avait fait l’effort de faire venir les membres de familles éloignées et qui ne s’étaient plus vus depuis des années. C’était la force de nos cultures, selon elle, le milieu familial et par extension communautaire devait souder les membres et permettre de construire un tissu social à l’épreuve des vicissitudes de la vie à l’extérieur. D’ailleurs ceux restés au pays ne bénéficiaient pas de mesures sociales performantes de la part des gouvernants mais pouvaient compter sur la solidarité naturelle de ceux vivant dans la proximité et la promiscuité.
Le bénéfice était double pour ceux vivant dans la Cité: avoir non seulement une aide financière minimale et un encadrement associatif en cas de manque de revenus ou d’incapacité, mais aussi pouvoir compter sur les conseils et le soutien naturel de la communauté de ressortissants avant même celui des amis liés à nous par des intérêts qui n’entrent pas dans le cadre de la culture traditionnelle. Le tribut à payer pour vivre cette solidarité était la réciprocité et la mutuelle disponibilité à aider son confrère de toute sa capacité et de toute son énergie.
Pour Koua la vie en communauté avait vécu. Il s’était impliqué à son arrivée mais n’en avait tiré, selon lui, que des déboires. Les conseils-influences sur ses choix de vie, les commérages sur sa vie privée et son union, avaient fini par l’exaspérer. Sa communauté à lui se montrait trop sectaire à son goût. Le sentiment d’être des privilégiés à la naissance et des bénis des dieux leur donnait de fiers airs d’arrogance et une opacité dans l’échange avec les autres. Koua se disait moderne. Il aimait sa tradition mais ne s’y accrochait pas au point de ne pas profiter du contact avec les autres ressortissants vivant dans la Cité. Un brassage culturel dont se privait sa communauté à trop vouloir maintenir sa pureté de sang et de culture. Le contact avec les activités de son entourage était ramené à leur portion congrue. Les fêtes religieuses principales et les évènements majeurs lui suffisaient. Pas question de s’impliquer dans un club, un regroupement générationnel ou d’hommes pour y discuter sans fin de problèmes du pays sans jamais prendre de décisions concrètes. L’argent avait fini par briser la relation. Les contributions solidaires se multipliaient et semblaient n’aller qu’aux mêmes qui manquaient de pertinence dans leurs choix de vie. À trop rester dans le traditionnel, ils ne s’adaptaient pas assez aux réalités de la vie dans la Cité et revenaient sans cesse avec de nouveaux problèmes. Son choix de se lier avec une femme de la Cité avait fait couler beaucoup d’encre et Kouaavait senti leur baisse de motivation à l’aider dès les premières difficultés de son couple. La communauté aidait mais jugeait bon de le faire quand ses membres restaient dans le sillage des valeurs qui souvent tardaient à s’adapter au monde contemporain.
Koua et Asi aux vies si différentes appartenaient à des groupes qui savaient se montrer solidaires dans les moments difficiles. Il importait plus d’aider les membres en peine que de montrer au grand jour l’incohérence de leur système de valeurs traditionnelles sur lesquelles ils se basaient pour se maintenir malgré l’exil.
« Le ferment d’une société bâtie sur les communautés est le tribut qu’accepte d’endosser chaque individu pour assurer à son prochain les mêmes chances de réussite que lui. »
Le chant du Coq
Le Monde finissait sa nuit, le foyer encore éclairé à la lueur des lampes attendait les premiers rayons du soleil pour mener la vie telle qu’elle se transmettait et évoluait de générations en générations. La nature avait offert au Coq d’être le métronome naturel de l’aube chargée d’espoir et de devoirs.
Le monde «à-fric» ou du moins ceux qui souhaitaient en détenir un minimum pour ne plus survivre mais vivre décemment de leur contribution à l’économie, attendait le saut quantique; le relèvement du minimum social de bien-être.
D’où viendrait le son du clairon? Ce coup d’éperons qui subjuguerait l’adversaire et rassemblerait le Peuple dans un même mouvement. Des traces de sursaut identitaire apparaissaient de ci de là mais pas de quoi créer l’impact d’un Prophète qui guiderait le combat et les luttes jusqu’au dénouement final: la reconnaissance et le respect des communautés économiques et culturelles dans les échanges mondiaux.
L’Histoire recelait de figures au destin unique et tournées entièrement vers l’accomplissement de la volonté Divine à leur époque. La disparité des luttes identitaires diluait à présent la portée d’un mouvement transformé en guérillas locales sans coordination pour résister à l’ennemi dans son ensemble. On se devait d’avoir un porte-parole unique et symbole de ce nouveau vent de libération. Un groupement ou une figure charismatique? Les avis pouvaient diverger tant la compétition en face présentait une équipe rodée et au fait des terrains de lutte. La joute économique prenait son sens dans le politique et la diplomatie internationale. L’usage des armes était toujours le recours de ceux qui à court d’arguments se retournaient vers la force de leur arsenal meurtrier pour justifier des interventions réparatrices.
La Cité prenait plaisir à se faire peur d’une telle prophétie. Elle tenait sur ses acquis de richesse, fruits du travail d’un grand nombre et de l’exploitation par une minorité. Il semblait tellement évident que seule cette minorité ne pouvait qu’être riche et le reste asservi à travailler pour maintenir ce déséquilibre. Ce paradigme jamais remis en cause confortait la déclaration selon laquelle «les Hommes naissent égaux en droit» mais pas en richesse. Un monde sans riche ni pauvre était dur à conceptualiser et les modèles qui avaient été au bout de la tentative avaient fini par montrer leur limite. Ici, il était question d’équité dans la redistribution des richesses aux communautés ayant fourni leur effort et d’éthique envers les identités minoritaires non pas par le nombre mais par le crédit qui leur est attribué dans leur milieu de vie et à l’extérieur.
Cette oppression ne pouvait durer éternellement en défiant les lois naturelles et Divines. Comme tout écosystème en déséquilibre, la Terre économique et celle écologique se devaient de réveiller leur instinct de conservation et de susciter la réaction capable d’éloigner le prédateur pour longtemps. Ce n’était que processus naturel et non intégrisme doctrinal face à une cause qui pouvait servir d’alibi à d’autres querelles ancestrales entre hommes. On luttait pour la fin de l’oppression économique des communautés dans un monde aux échanges libéralisés.
« Les Hommes naissent libres et égaux en accès aux biens et en partage du fruit des efforts économiques communs. »
Pelures et noblesse
Même dans un mouvement populaire, l’union n’est pas toujours une réalité acquise. Au sein du Peuple en lutte certains s’arrogent d’avance des privilèges de la perception qu’ils ont d’être au fait des stratégies et de l’administration du combat. Seul le soldat brave et fidèle à son engagement est digne de son uniforme.
Le Peuple en lutte pour son émancipation économique comportait des communautés dont l’héritage historique et culturel ne donnait pas le même éclat à ses membres. Pourtant l’unité forgée par fédération contre le même oppresseur, se devait d’aplanir les orgueils et fiertés personnelles.
Halid était un des rares de sa génération et de sa communauté à s’être engagé dans l’armée de la Cité. Il reprenait la vie de ses pères venus portés secours jadis à la Cité en perdition face à une menace totalitaire. Aujourd’hui, il fuyait son quotidien pour s’offrir au combat que d’autres décidaient pour le bien de toute une nation. Il avait en lui toutes les vertus du parfait soldat voire même du guerrier d’élite. Le fait d’amasser une somme d’argent pour repartir dans la vie complétait son désir de contribuer par son don d’honneur à défendre ses concitoyens. Il n’aurait jamais osé faire cette démarche dans le pays où il était né. Les corps armés bâtis et entretenus sans grande idée d’une stratégie de défense finissaient en mutins ou mercenaires pour un régime plus graisseux.
Halid était détaché dans une unité de police militaire. Il assurait la sécurité de la base avancée de drones et d’hélicoptères de combat. Il était fier de sa mission et des compagnons qu’il avait rencontrés sur ce chemin sous les ordres. Il était la sentinelle sur le rempart des guérillas et actes solitaires de combats mais dont les victimes étaient trop souvent nombreuses parmi les innocentes. Porter le combat à la source culturelle du mal présupposait que celui-ci soit tiré d’une seule origine et d’une seule armée.
La situation humaine de Halid était parfois inconfortable. Il était de ceux qui représentaient les minorités commu-nautaires de la Cité mais il était au contact d’un peuple pris en otage de l’idéologie d’une minorité de nobles qui rêvaient d’un monde au couleur de leur interprétation du combat. Ils luttaient contre la Cité pour leur identité mais confondaient aussi le sens de la lutte avec le profit futur qu’ils pourraient tirer d’une reconnaissance. L’identité du peuple serait à mettre au pas de celle de l’idéologie, celle administrée par les mineurs qui ne descendent pas dans le puits.
Halid représentait le corps de la Cité qui luttait contre des idées d’un petit nombre. Ses idées à lui et ses pensées saluaient le peuple opprimé qui attendait l’issue du conflit pour reprendre une vie simple, faite de providence et d’abandon à la volonté Divine. Ils savaient que la guerre était déclarée par ceux qui la subissaient le moins. Cependant, Halid était un soldat et savait obéir aux ordres de sa hiérarchie. Le peuple obéissait à ceux des autorités du pays. Le combat fratricide était inévitable quand des alliés dans l’Âme du monde devaient s’affronter au nom de la mesquinerie qui prenait des formes diverses pour se manifester sur des ordres irresponsables.
« L’a-guère est le pion idéal dans l’échiquier des conflits pour des causes qui oublient son besoin légitime de paix. »
Civilisations masquées
«Je ne saurais te dire à quand remonte l’apparition du premier masque sur Terre. Notre visage peut déjà être vu comme une figuration du Divin. C’est d’ailleurs le seul qui n’a pas trop varier dans sa structure mais plus dans les couleurs et le dessin.» Spora et Fanta éclatèrent de rire. Il faisait un temps clément cet après-midi de fin de semaine. Fanta avait eu du temps libre ce jour-là et le partageait avec son rêveur de Spora.
«Sérieusement, si on y voit de plus près les masques ont presque toujours servi dans les cultes aux dieux mais nous passons notre temps à nous masquer vis-à-vis des autres alors que Dieu peut nous voir de l’intérieur. Nous altérons l’image de Dieu qui pourrait se profiler à travers nous pour révéler un peu de Sa vérité à autrui.
— Ce serait trop simple si nous devions rester transparents et laisser ainsi tout le monde nous déchiffrer, ne fût-ce que pour une cause divine. On se doit de préserver un minimum de confidentialité et de personnalité.
— Bon! OK! je te l’accorde. On ne pourrait vivre de la sorte en continu. Il faut reconnaître que certains esprits malveillants en profiteraient pour exploiter cet excès de franchise. Si tu veux, j’aimerais plutôt revenir sur la place du masque dans nos vies actuelles.
— Vas-y. Tu sais qu’il est dur de te retenir quand tu as une idée à développer.
— Bon! OK! je te l’accorde encore. Vois-tu, nous avons tendance à ne garder que la valeur esthétique et quelque peu exotique du masque. À défaut d’avoir des masques ayant effectivement servi à des cultes et qui sont remisés aux vendeurs en artisanat, le symbole même du masque ne retient plus l’attention des acquéreurs.
— On n’a pas le temps d’apprendre toute l’histoire du masque chez le vendeur. Internet est là pour ça!
— Oui mais déjà on se coupe de la tradition orale de transmission de la culture. Les vendeurs, sachant qu’il y a Internet, ne se sentent plus obligés d’en savoir long sur leurs produits. Ainsi, tout le monde peut s’instituer vendeur de masques et vendre indifféremment des masques de traditions non voisines.
— Veux-tu rendre la vente de masques professionnelle, voire sectaire?
— Je n’irais pas jusque-là. Je pense juste que les spécialistes doivent être reconnus pour leurs connaissances et ne pas être aux prises avec des faiseurs d’argent. La culture traditionnelle ne se vend pas comme un sandwich de fastfood. Un masque représente un peuple et en est l’ambassadeur dans la pièce où il est disposé.
— On est tout de même loin de la connaissance du sens du masque et de son emploi dans une vie normale. Moi si j’achète un masque, c’est parce que je le trouve beau. C’est tout!
— Mon confort est plus grand, quand j’observe le masque et que je m’imagine tout ce qu’il représente pour le peuple dont il est issu et qui m’a été expliqué par le vendeur. C’est déjà un symbole de communication entre les peuples que d’avoir des masques différents et de savoir quelle culture est représentée dans son assemblée de bois de salon»
Spora dévisageait Fanta. Il la trouvait toujours aussi belle. Il savait qu’elle travaillait dur en semaine et ne voulait pas l’ennuyer avec ses idées de conservation du patrimoine de l’humanité. Il s’essaya à quelques blagues. Son sourire finit par lui confirmer son impression : il aurait donné tout pour vivre à ses côtés.
« La tradition du peuple se reflète dans le masque que l’homme façonne à l’image d’une représentation du Divin. Nos masques quotidiens se dévisagent pour mieux voiler l’âme révélée par la taille du Grand Artiste. »
Langage universel
Le mime offre au jeu du langage toute une richesse que seule l’imagination peut saisir. Associé à la parole, il devient théâtral, complexifie la perception entre l’écouté, le vu et le compris.
Spora savait danser et le faisait avec plaisir malgré la tentation de s’asseoir sous les commentaires élogieux de ses partenaires. Sous l’effet de la musique il improvisait des pas, des figures et des attitudes qui lui faisaient dire qu’il devait être un acteur de comédie musicale sans parole à prononcer. Les partenaires avaient beaucoup de plaisir à s’amuser ainsi même si plusieurs semblaient effarouchés par tant de liberté prise vis-à-vis de la technique chorégraphique et des techniques de danses codifiées par de grands instructeurs.
Le mime venait sans doute d’une époque très ancienne et servait à certaines cultures de tradition orale pour transmettre des histoires, hauts faits historiques ou des connaissances ancestrales. Il permettait d’enseigner mais aussi de faire la satire des mœurs et des satyres. Que ce soit en danse ou sur les planches d’une scène de spectacle, les artistes souhaitaient transmettre un message composé du contenu manifeste, de l’émotion et du code de compréhension. Un tout qui se transmettait sans support physique qui allait droit au cœur du spectateur.
Ce langage était universel et sa compréhension personnelle. La tour de Babel, dont les plans auraient pu être mimés, ne serait jamais bien plus haute que la somme des interprétations des ouvriers attelés à construire cet autel de sens. Le langage des signes, utilisé par les personnes malentendantes avait son vocabulaire mais le mime pouvait se jouer sur la scène de pays différents. La magie s’opérait toujours tant que les gestes n’amenaient pas de confusion avec le code non verbal des spectateurs.
La danse apportait quant à elle la richesse du son pour exprimer le même langage sans voix. Bien que les danseurs puissent improviser sur les paroles du chanteur, leur interprétation était libre. Deux danseurs n’avaient pas la même chorégraphie au même moment, indépendamment de leur niveau de danse. Les danses traditionnelles avec ou sans masques laissaient aussi place à un minimum d’improvisation tout en respectant le vocabulaire du personnage mythique qu’on représentait dans la danse.
En somme, le mime était une interprétation libre et silencieuse d’une œuvre de l’esprit et la danse celle d’une œuvre musicale créée en amont par et dans un autre esprit. Le message donné à la vue du spectateur était la conséquence d’une autre interprétation faite de fantaisie ou d’analyse. Dans ce cœur à cœur entre artiste et public, la déformation du contenu importait peu car le ressenti était le fil conducteur.
« Mimer sa vie sans excès de paroles, c’est aller à l’essentiel des gestes qui parlent d’eux-mêmes. »
À l’école du cirque
Un maître de musique et artiste chanteur parcourait les contrées avec sa troupe de troubadours et de danseurs. Il avait beaucoup de succès et les foules s’amassaient pour entendre ses dernières créations musicales et ses paroles qui allaient droit au cœur. Les journalistes se délectaient cependant de sa vie privée qui était faite du reste de rêves d’un enfant qui avait grandi dans le plus grand dénuement et qui s’offrait à présent tous les menus plaisirs de la vie. Les autorités des mœurs suivaient avec grand intérêt les évolutions de ce transfuge de l’art musical qui, dans un style nouveau, avait une grande influence sur le public.
Au fil des années de concert, il s’était autant fait d’admirateurs et soutiens que de farouches opposants et ennemis. L’un d’eux, l’élu des autorités s’était mis en compétition acharnée avec le maître. Il voulait tout faire mieux que lui dans une technicité à toute épreuve. Il n’avait pas ce talent divin et inné, qui faisait du maître un artiste hors pair, mais il savait diriger les hommes et s’associer à de talentueux musiciens et artistes qui donnaient toute la substance à son œuvre à lui. Il avait ses supporters mais voulait être déclaré le «meilleur artiste» des deux. Le maître ne se préoccupait pas d’une telle jalousie. Il menait sa vie décousue et offrait à son Dieu tout le plaisir que le public tirait de ses créations.
Au plus fort de son esprit de compétition, l’artiste jaloux, ne trouvant plus la paix, lança un défi au maître. Il lui proposait, dans un même concert de les défier sa troupe et lui pour savoir qui serait le plus apprécié dans des improvisations musicales acoustiques. Les danseurs et les musiciens de chaque équipe viendraient en soutien de l’improvisation de chant des deux leaders. Le stade de la ville se transformerait en un espace de duel ou «Battle» pour certains. Au-delà du conflit entre les hommes, c’étaient deux écoles qui s’affrontaient: ceux qui faisaient de la musique avec leur cœur et qui peinaient longtemps avant de rencontrer le succès mais savaient l’apprécier et ceux qui avaient tous les moyens en main et qui faisaient de l’art musical une science technocratique, tout dans le divertissement sans message édifiant.
Le maire de la ville était aux anges. On lui offrait l’occasion de juger un conflit qui s’éternisait et qui manquait de diviser sa municipalité. Dans toutes les communautés on parlait de cet affrontement et les camps se formaient pour porter par les applaudissements celui qui serait l’élu du peuple de mélomanes à l’issue de l’épreuve. Cette dernière était lourde de conséquences pour le perdant qui se voyait alors retirer le droit d’éditer des opus dans les maisons de disque. Autant dire que sa carrière serait terminée.
Le jour tant attendu arriva et le stade était à son comble. Le phénomène n’avait plus été observé pour un concert depuis des lustres. Des deux côtés du stade, des scènes se faisant face étaient disposées. Le public remplissait les gradins et les plus audacieux avaient pris place sur le terrain de jeu pour y danser et supporter les équipes. L’applaudi-mètre avait été calibré avec soin et des juges «impartiaux» choisis par le public.
Inutile de dire et de décrire la foule en liesse à chaque prise de parole des chanteurs accompagnés de toute leur équipe. Les gladiateurs musicaux étaient à la hauteur de l’arène qui les accueillait. Un moment mythique. Les autorités avaient malgré tout usé de leur influence pour que la balance penchât pour leur protégé aux méthodes sans saveur mais qui respectait leur doctrine. Au grand dam du public le maître fut vaincu et dut se retirer de la chanson. Il savait que d’autres prendraient le relais à sa suite et que son échec ne compromettait pas l’avenir de ceux qui partageaient ce courant de pensée. Il n’avait pas vraiment rêvé d’intronisation mais voulait rester actif pour la mission dont il se sentait investi et responsable.
Après de longs moments, laissé au deuil et à la déception de la troupe, il revint avec une idée qui regonfla l’ardeur. À bien lire les termes du contrat il pouvait encore s’adonner à une activité d’expression et de création qui ne l’obligeait pas à éditer des albums. Il pensa au cirque populaire.
La troupe fut emballée par l’idée et l’amour du métier revint au son impromptu des percussionnistes qui s’essayaient à ouvrir la parade. Les danseurs ravis improvisèrent des gestuelles et des mimes évocateurs du quotidien. La passion reprenait là où elle avait été laissée: l’amour désintéressé de l’art et dévouement à la culture du peuple.
Le prof de danse racontait souvent cette histoire en début de session pour rappeler de quelle école il se réclamait. Spora était tout petit quand tout ceci arriva. À présent dans la Cité on faisait taire cette notion d’école de pensée. Le passé c’était le passé mais Spora sentait bien les influences dans sa Spora’ttitude. Les rencontres, les hommes et les objets, ce n’était pas nous qui les choisissions et les faisions, mais ils nous étaient envoyés. Spora était déjà fier de son parcours, de ses rencontres et du reste du chemin.
« La musique et la danse sont aux confluents d’influences créatrices appartenant à des sensibilités différentes. Loin de la lutte entre le bien et le mal, elles forgent des attitudes qui laissent à leur tour une marque dans l’Histoire. »
TROISIÈME SAISON
Imposture sur le revenu
La solitude et le besoin de complétude pèsent sur celui qui désire satisfaire pleinement son essence par les sens. Sous bonne escorte, le plaisir prend le fruit du devoir et de l’effort dans un troc où chacun y laisse de sa légitimité d’Homme pour revêtir un instant d’humilité et d’impuissance.
Halid était de permission durant la fin de la semaine. Ses camarades et lui prévoyaient se mêler aux tumultes des villes occupées et se trouver un troquet où faire la fête et décompresser. La troupe avait rendez-vous après le repas au mess des officiers pour prendre le bus de l’armée qui les conduirait vers la ville la plus proche située sur les bords de l’océan. Ils auraient quartier libre jusqu’à 8h, heure à laquelle ils commenceraient leurs beuveries pour enfin se diriger vers la boîte de nuit que les anciens leur avaient conseillée.
C’était la première sortie dans cette région où il avait été détaché. Avant cela, il avait été affecté dans une unité de police militaire de la capitale qui surveillait juste les sorties délirantes des soldats en permission. Il connaissait bien ce type de soirée même si c’était nouveau pour lui de le faire avec des fantassins du corps régulier. Il n’était pas là pour les surveiller mais pour faire la fête lui aussi.
Ils montèrent tous dans le bus, un brin éméchés. Des fuites dans le stock d’alcool de la garnison sans doute. Halid regardait le paysage à mesure que le bus avançait. Il le trouvait beau. Il n’avait pas l’occasion de s’attarder sur les alentours pendant ses patrouilles car sa vigilance pouvait sauver la vie de plusieurs camarades. Il se détendait à présent et put ouvrir légèrement la fenêtre pour se créer une brise légère.
Le bus les déposa au port de la ville. L’effervescence se sentait déjà et le concert de klaxon de l’heure de pointe de sortie des bureaux rajoutait un air de carnaval à l’atmosphère. Halid voulait prendre du temps seul avant de retrouver les autres au bar. Il longea les bords de l’océan et mit le volume de son baladeur au minimum pour entendre le chant de la mer. Très vite l’environnement changea au fil des pas. Il en croisa d’abord une à qui il rendit son salut poliment, puis, à mesure qu’il avançait, il comprit qu’il était rentré dans une zone d’escortes. Rien à voir avec un corps d’élite mais bien des corps et des lits, décors et délits. À mesure qu’il refusait son désir augmentait.
Après tout pourquoi pas. Il était seul depuis un bon moment, son solde comparé au coup de la vie le lui permettait et la morale religieuse avait ses limites lorsque la guerre pouvait mettre fin à tout rêve d’union chaste et honnête. Il rebroussa chemin et rappela une qui avait retenu son attention. Il n’aimait pas trop recourir à ce service surtout pour des jeunes femmes qui luttaient pour vivre ou que la cupidité avait rendu insensibles aux blessures morales. Il ne négocia rien même si le faire aurait honoré sa partenaire en affaires. C’était un échange de bons procédés : une pause dans la solitude contre une dans la sollicitude financière du jour. Il ne voulut pas abuser du temps que son argent aurait pu justifier mais voulut mieux connaître la vie de ce «sniper» qui avait descendu sa retenue.
Les histoires se ressemblaient mais toutes n’en parlaient pas. Leurs genèses se terminaient trop souvent par une expulsion d’un paradis de rêves et d’espoir auquel nous pouvions encore croire. Elles portaient les multiples peines, du jugement moral, du risque sanitaire, des blessures d’humiliation, de violence. Rares étaient celles qui le faisaient par vocation ce qui poserait un problème éthique quant à la valeur d’un don inné pour la luxure… Halid reprit le chemin du centre-ville. Son esprit était léger. Il ne pouvait que souhaiter faire la rencontre de sa vie un jour mais en attendant il garderait le voile sur son
besoin simple d’humanité.
« Frappe et ouvre les portes de ton cœur à celle qui te reçoit. L’épouse offre son amour et son attention à l’instant qui en a besoin. »
Instruction continue
La femme d’un certain âge tenait son livre d’exercices sur ses genoux. À mesure que le métro passait les stations, elle continuait, imperturbable, son étude. Spora se pencha pour mieux lire la matière: Informatique pour la gestion. Spora n’en revenait pas. Comment pouvait-on se former à des sciences si complexes à cet âge?
Malgré la retraite prononcée ou l’âge avancé, plusieurs hommes et femmes tenaient à garder l’œil sur les nouvelles connaissances de leur domaine ou sur des sujets qu’ils n’avaient pas pu exploiter dans leur carrière. Simple curiosité, seconde vie professionnelle ou fuite dans une activité intellectuelle contre le ramollissement.
L’éducation était le nerf de l’«a-guère». Plusieurs jeunes des communautés y avaient accès à la base. Mais au fil des années, le cortège des apprenants s’étiolait. Les «notes de frais», le mauvais suivi familial, l’absence de perspectives, les influences générationnelles, l’appât du gain précoce, etc., finissaient par faire perdre les repères essentiels à ces jeunes apprenants. Rejoints à l’université par le renfort venu de l’extérieur, les rescapés formaient avec ceux-ci, la couche composite de jeunes du Peuple qui devait relever à nouveau des défis empreints de précarité: boulots alimen-taires, «notes de frais» encore, départ précoces pour le marché de l’emploi, problème de statut etc. Le deuxième portail de sélection livrait alors une élite qui avait fini d’être malmenée et qui devait faire ses preuves dans un monde du travail où la sélection se faisait surtout sur des critères informels. Pas le choix de conserver et de vivre sur ses acquis. Il fallait être un apprenant en constant renouvellement et garder l’excellence qui gênerait au moins à défaut d’être reconnu par de rares sympathisants.
Jusqu’au bout l’instruction était l’arme de prédilection du Peuple. Les aînés prenaient plaisir à s’instruire et à garder le contact avec les réalités changeantes. Le nombre éjecté au cours du long processus de sélection des élites conformes à la Cité se devait aussi de rattraper son instruction pour aller au-delà des lacunes qui limitent les compétences, un temps physique, mais qui finissent par se complexifier avec l’ancienneté et la prise de responsabilité. Apprendre, apprendre et encore apprendre était le leitmotiv.
Cet effort d’instruction ne pouvait être efficace que si, dans l’action, aucune mesure ne permettait la méconnaissance de ces savoirs et compétences par ceux qui privilégiaient l’arbre généalogique ou la discrimination figurée. La lutte devait se faire à tous les niveaux professionnels par ceux qui pouvaient intervenir sur les systèmes et les processus non seulement par leur influence mais aussi par le témoignage de leur expertise. Il n’y avait pas de mal à servir de référence à un mouvement identitaire et d’émancipation qui touchait plusieurs communautés dont l’accès aux postes de compétence n’était pas garanti.
« Acquiers le savoir mais sache que son application passe par ton affirmation sur les lieux d’exercice. »
i-pote
Koua dévala rapidement les escaliers pour rattraper son métro. Il était déjà en retard pour l’entraînement et le maître lui ferait faire sûrement des pompes pour lui apprendre la ponctualité. C’était la règle. Ça faisait un petit moment qu’il avançait à allure forcée mais quelque chose semblait lui manquer. Il fouilla dans sa pensée et poussa un cri d’agacement. Il avait oublié son baladeur. Sa frustration était grande. Il avait un long trajet en transport en commun et il ne pouvait compter que sur sa musique pour s’isoler et se conditionner. Quelle… !
Le précieux appareil était le partenaire de choix dans un quotidien fait de déplacement et de côtoiement d’inconnus qui représentaient pour chacun une menace potentielle de perte d’argent ou de son sang-froid. Il ne croyait plus aux rencontres pour lier amitié dans la rue ou les lieux publics. Le monde était intéressé et individualiste en ces jours. Il fallait se méfier d’abord avant de donner une chance à l’amitié.
Écouter ainsi la musique avait des allures de paix sociale. Plus personne ne pensait à violer la bulle vitale des voisins pour chercher un sujet de conversation ou passer ses émotions sur autrui. On observait ses îlots musicaux se déplacer le regard quasiment dans le vide et ignorant les mendiants, chanteurs ambulants et distributeurs de prospectus. On se refugiait désormais derrière une ouïe trop occupée pour refuser de voir le monde tel qu’il était.
Quelle que soit l’origine de la musique, le précieux partenaire se devait d’être avec soi. Les moments d’absence ou les bruits environnants noyaient l’attention, remontaient l’inconfort d’une âme fuyant à la fois les bruits extérieurs et le vide interne. Un effet Larsen imminent que le «i-pote» atténuait de son onde familière. Il ne suffisait plus qu’à monter le son pour être à l’abri du vacarme et à la merci des risques de la circulation automobile.
Quand la logique d’être à soi et de ne vouloir s’exposer à discuter qu’avec des personnes connues l’emportait, l’œil servait de clef pour déverrouiller le puissant système de son: je ne te connais pas, je ne t’écoute même pas. Ceux qui réussissaient à faire tomber les énormes casques isolants devaient avoir de bonnes raisons pour le faire au risque de recevoir un regard de geôlier qui verrouillait à nouveau la relation, l’agresseur étant libre d’errer à l’extérieur.
Nouvelle façon de vivre où l’outil se démocratisait et menaçait les rapports de ceux qui vivaient du contact humain et bâtissaient des liens par l’échange spontané. La vie en Cité et son stress développaient un instinct d’adaptation qui prenait les airs de concept de management: les communautés étaient maintenant formées d’une somme d’individus et non plus aussi de la force des interactions les unes envers les autres. Les signes visuels de reconnaissance ne suffisaient pas à briser le confort de «l’i-pote» pour initier une conversation et renforcer le sentiment d’appartenance et de solidarité. «Il a beau sembler être de chez moi, je ne le connais pas. On s’attire des ennuis à essayer de connaître les autres. » Dite en musique et au son des basses qui faisaient battre le cœur et des aigus qui caressaient le tympan, la symphonie de la désunion entamait sa mesure. Aucun combat ne pouvait être entamé avec des effectifs dispersés et inconscients de la nécessité d’être le garant de son prochain.
« Se couper du son de la rue, c’est voir les couleurs de la vie sans connaître leurs origines. »
Civilisation noire contemporaine
Dans son ouvrage Nations Nègres et Culture, Cheikh Anta Diop a fait un exposé sur les origines Nègres des civilisations égyptiennes et éthiopiennes. Nous ne souhaitons rien rajouter au débat scientifique mais observer les vestiges de cette civilisation Nègre passée et y retrouver des éléments de fierté commune et d’identification aux causes communautaires. Reprenons donc pour un temps le ton imparfait.
De tous les peuples rattachés à une race et dont la civilisation avait marqué l’histoire, la nation Nègre était considérée comme l’une des premières — sinon la première — à avoir influencé l’humanité et ses connaissances. Que reste-t-il aujourd’hui de cette société humaine rattachée à la Terre et l’Âme qui est née en Afrique et dont l’héritage peine à se transmettre dans le tumulte des modèles axés sur l’avenir et le matérialisme?
La civilisation noire contemporaine, comme bon nombre de peuples ayant vécu un impérialisme à un moment donné de leur histoire, pouvait être qualifiée à présent de civilisation de l’humain en ce qu’elle préservait le rapport de l’Homme avec son milieu naturel et la relation avec l’Âme et ses manifestations. C’était une valeur refuge et sans opium à partir de laquelle pouvait être reconstruite une nouvelle société et une identité conforme au potentiel des communautés, leur capacité à créer de la richesse et leur force d’affirmation dans le concert mondial.
L’animisme avait su respecter à la fois la nature et l’Âme et, avec l’introduction des religions monothéistes, également l’évolution vers un culte unifiant toutes les réalités spirituelles en une seule Divinité suprême et aimante. Ils se savaient fils de la Terre et non uniques apprenants de l’Univers et de ses lois. Avec cette capacité humaine de la foi, ils avaient pu endurer les oppressions, les déportations et l’acculturation en prenant un retard certain dans la course aux sciences mais moins dans la lutte pour garder l’héritage traditionnel.
La force actuelle de cette civilisation s’exprimait dans le commerce et l’organisation de la société civile selon un modèle non imposé. Aujourd’hui encore, l’essor d’un commerce informel des pays émergents qui pouvait encore être mieux accompagné prouvait le dynamisme de ce peuple mais qui ne pouvait plus y associer une régulation adaptée — les élites et satellites ayant mis en orbite toute crédibilité à ce phénomène économique. Le retard dans les sciences et l’industrie demandait une réelle révolution dans les habitudes pour être comblé. Les esprits et connaissances acquises dans l’expatriation, le développement de pôles de recherche et d’innovation régionaux et la construction d’infrastructure étaient autant de mesures envisageables seules ou en partenariat. Le secteur des services était celui qui présentait le plus de potentiel. Outre le commerce des biens, il était possible de renforcer et se spécialiser dans des domaines qui étaient déjà des forces tels le recyclage et la transformation de produits, la création artistique et de modèles, l’épargne populaire et un système bancaire adapté aux revenus modestes, le tourisme basé sur la nature préservée… L’agriculture et l’exploitation minière perdaient quant à elles de leur vigueur mais un second souffle était possible en privilégiant des cultures qui font la spécificité des régions et en réhabilitant les sites miniers. Seule la volonté effective de changer le cours des choses menait à la définition de solutions collectives pour le plus grand bien du continent.
« Une civilisation noire issue d’un passé glorieux, poursuivait son existence à travers des épisodes dûs à son déclin mais dont le cycle de vie pouvait reprendre dans des domaines nouveaux, fort de la force immuable du contact avec l’Âme du monde. »
Diaspora économique
Rencontre entre héritage et métissage, le nouvel homme de sang noir complétait le flot de la diaspora noire aux nombreuses alliances culturelles de ceux contraints aussi à l’exportation de leur force de travail dans le sillage d’un impérialisme passé. Le sang noir était aussi celui du travailleur asphyxié économiquement par les dettes, hypothèques et autres prêts à la consommation qui le faisaient vivre dans le rêve des lendemains meilleurs. Plusieurs sympathisants s’identifiaient aussi au combat de ce peuple et contribuaient à l’édifice d’une civilisation maintenue à travers les mers. Une nouvelle diaspora issue des conditions économiques naissait et s’unissait sur le terrain de leur lutte mais avait encore à encourager les échanges mutuels.
Cette nouvelle culture noire du monde et aux visages multiples se distinguait dans diverses activités qui demandaient du cœur à l’ouvrage et l’acceptation de zones réservées où son excellence était injustement chahutée. Un ensemble cohérent avec la valeur de ralliement des peuples restés sur leurs terres d’origine et qui se rapportaient à l’Âme et à la nature.
Le bassin de technologie et les possibilités matérielles dont disposait la diaspora vivant dans les Cités faisaient d’eux une force intrinsèque qui, ramenée en complément des économies des peuples restés résidents en terre natale, constituait le fer de lance de la diaspora économique. Plusieurs cependant choisissaient la voie de l’assimilation totale aux peuples hôtes et perdaient de vue la nécessité de créer des ponts ou des connexions entre la terre mère et ses îles et îlots urbains. L’âme ne pouvait être convertie, elle pouvait vivre sous des enveloppes de conditionnement et de méconnaissance mais elle gardait son appartenance profonde à la culture source.
En somme, cette civilisation contemporaine de déplacés était celle d’un rapport au Divin et à l’héritage des origines. Elle était aussi celle des connexions dans l’Âme du monde entre une majorité encore invisible de peuples dont l’unité et l’affirmation devaient permettre de faire reconnaître la grandeur de leur contribution au Grand Œuvre à travers leurs réalisations terrestres.
« L’éclatement des cellules représentatives d’une même culture, guidée par la recherche du bien-être, dilue la concentration des efforts pour construire une nouvelle civilisation multicolore. »
Unité
«Tous fiers, tous solidaires» c’était la mention sur le T-shirt que Spora arborait fièrement à la remise de diplôme. Enfin, il l’avait eu! De voir le drapeau de son pays et d’autres pays d’étudiants de l’extérieur lui gonflait la poitrine. Il aurait fini mascotte d’une marque de pneu s’il ne prenait pas le temps de profiter du buffet et des conversations avec ses camarades de promotion pour détendre ses épaules.
Il aperçut son professeur de « Stratégie et politique générale de l’entreprise». Il s’avança lentement vers lui en esquivant les étourdis qui manquaient de renverser son verre de champagne. Le professeur à sa vue lui sourit et déclara: «Alors cette fois-ci c’est la bonne! Toutes mes félicitations. Votre continent va avoir besoin de compétences telles que celles que vous avez acquises ici. ». Spora lui rendit le sourire poliment puis lui exposa ses projets d’entreprises et d’entraide sous forme de coopération éco-nomique à sa diaspora.
Le professeur avait vécu longtemps sur le continent justement en tant que coopérant et attaché pour les questions économiques à l’ambassade de la Cité. Il lut le slogan sur le T-shirt de Spora et but une autre gorgée de vin rouge. La fierté et l’unité semblaient les ingrédients de base pour entamer l’œuvre de reconstruction de ces régions.
Le concert économique international ne permettait plus aux petites structures isolées et désorganisées d’avoir du crédit et de tirer leurs épingles du jeu dans le commerce des richesses produites ou extraites. La complémentarité des pays et les économies d’échelle seraient à renforcer. On devait changer de paradigme sur la notion de souveraineté nationale et d’intégration économique. Les modèles calqués avaient leurs limites dans les aspects culturels et l’histoire des régions qui n’étaient pas pris en compte. L’unité et la fierté c’était les peuples qui les faisaient et les vivaient et non des dirigeants complaisants ou des semblants de stratèges recevant un coaching de ceux qu’ils auraient à affronter plus tard. Comment engager une telle lutte avec des armes d’entraînement face à un arsenal meurtrier? La plus brave des amazones ne comprendrait pas son roi.
L’unité était une question de volonté et la fierté de réveil identitaire. On devait s’en convaincre et convaincre chaque couche de la population, des sommets à la base, dans une campagne de sensibilisation quasi électorale à l’échelle de la région et du continent. Des États unis, c’était des peuples et des diasporas unis, des économies unies et des dirigeants adhérant volontairement à cette vision supranationale et combattant pour la reconnaissance d’un tel bloc politico-économique. Le combat de David contre Goliath avait trouvé grâce aux yeux de Dieu, pour la victoire, la libération et l’indépendance. C’est en tant que Roi de plusieurs tribus que David fut à même de fonder une organisation forte et de se maintenir face aux autres peuples. L’unité après de multiples combats d’indépendance puis des règnes de continuité masquée de l’impérialisme « avec vouvoiement », devait faire place à une structure forte pour protéger les intérêts des entités indépendantes mais unies pour la cause. «Tous fiers et solidaires» pour exister dans cette nouvelle économie.
« L’unité n’est pas que la quantité infinitésimale d’un corps. Elle est aussi l’intégration des éléments du corps dans l’homogénéité. L’unité du tout passe par celle de chaque unité. »
Slam
Le micro grésillait encore. L’ingénieur du son, qui était un ancien DJ de la Cité venu lui aussi servir la bonne cause en arme et s’affranchir d’une faillite personnelle, réglait tant qu’il pouvait le matériel mis à leur disposition par l’état-major. Halid s’essayait encore bien que le filage soit clôturé depuis. Il irait bientôt se préparer dans son dortoir avant de monter sur scène. Les autres étaient allés boire un pot pour passer le stress. Il n’avait pas peur, bien au contraire, il aimait le contact avec le public, l’opportu-nité de pouvoir faire passer des messages et toucher les esprits et les cœurs surtout car ces derniers retenaient bien mieux la leçon.
L’idée du spectacle venait du génie militaire. Le colonel en charge du service estimait que pour briser l’impression d’occupation aux yeux des populations, on pouvait échanger par la culture et diminuer le risque d’attentats ou autres actions de guérilla des jeunes esprits manipulés par les doctrines rebelles. C’était osé de voir des soldats et des artistes se relayer pour passer des messages de paix en temps de guerre. Cette initiative servait de projet pilote et serait déployée à d’autres fronts si le résultat était concluant.
L’unité recelait d’artistes en herbe qui avaient quitté les rues de la Cité pour trouver une alternative à la prison ou à la délinquance. Plusieurs connaissaient parfaitement la culture urbaine et ses sons qui étaient en vogue chez les jeunes du monde entier. Là aussi pas de problème de barrière linguistique puisque le pays partageait l’héritage de l’ancien colonisateur qui revenait pour protéger ses métropoles d’une politique d’émancipation par les armes et les sacrifices de civils. Le message à faire passer et qui servait de thème à tous ceux qui avaient écrit pour passer sur scène: «la paix guide l’amitié. »
Le spectacle battait son plein. Les jeunes étaient au rendez-vous et, à la grande surprise, les jeunes filles étaient venues en grand nombre. L’entrée était gratuite mais la police militaire veillait scrupuleusement au respect des règles de sécurité. On avait choisi de monter le spectacle hors de la base dans un quartier populaire où les rebelles recrutaient des volontaires pour servir leur cause. C’était donc un front avancé de lutte par la culture mais pour obtenir la paix et sortir de cette guerre sans trop de pertes des deux côtés. Les rebelles y voyaient cependant une tentative d’endoctrinement. Certes cela y ressemblait, mais pour la paix, aucune stratégie ne devait être épargnée.
Halid monta enfin sur scène, le public de jeunes était déjà électrisé par les musiques urbaines et populaires qui avaient précédé. Il fit taire la foule et lança son thème musical. Une camarade sergent l’accompagnait à la vocalise et un autre à la trompette. Son style tranchait avec le reste: Il faisait du Slam.
Les mots étaient profonds et la musique s’accordait parfaitement avec le ton du message dit par un descendant de peuple opprimé. Halid accélérait par moments sa déclamation comme dans un rap et les percussions accentuaient les mots. Les premières larmes coulèrent chez les anciens et de nombreuses jeunes filles. À défaut de le lever les hommes serraient le poing et les dents. Entre opprimés on se comprenait quand on était les otages de deux logiques qui mettaient en suspens l’écoulement naturel de la vie de tous les jours telle qu’on la voulait: simple. Halid avait censuré certains mots sur ordre de l’état-major pour ne pas desservir son propre camp. On eût dit le discours d’un politicien de la rue qui s’exprimait comme dans la rue pour ceux de la rue. Quand il s’arrêta, le public mit un temps à sortir de la rêverie dans laquelle il avait été plongé. Les applaudissements s’annoncèrent, s’amorcèrent puis ce fut le déluge comme ces pluies tropicales qui font résonner les tôles d’alliage d’aluminium. L’amitié commençait par la paix dans les cœurs.
« Vivre de son art c’est pouvoir s’exprimer tant que son cœur bat et ses poumons s’emplissent d’air. Le Slam expulse l’émotion des mots créés dans l’esprit et l’âme du monde. »
Bénévoles de bon secours
La main invisible pour les économistes ou la main de Dieu pour le commun des immortels en devenir avait besoin de relais humains pour permettre à ses largesses de se manifester et de toucher ceux qui la sollicitent. Laissons les économistes méditer sur la portée divine de la théorie d’Adam Smith et voyons les retombées écono-miques de la volonté du Divin.
Les associations communautaires étaient aux premières loges pour accueillir ceux que les dysfonctionnements du système économique ramenaient inexorablement à la précarité, voire à la rue. Il n’y avait pas assez d’emploi pour tout le monde et les joueurs sur la touche avaient un coût social tant qu’ils ne produisaient pas des richesses à leur tour.
Une répartition des richesses de la Cité se faisait à travers les mesures sociales élémentaires tels l’accès à un revenu de vie minimum, l’accès aux soins de base et la possibilité de se procurer des biens, vêtements et aliments pour un prix modique. Cette forme d’interventionnisme de certaines Cités ne faisait pas l’unanimité mais le modèle avait ailleurs des déclinaisons qui mettaient plus ou moins du poids sur l’administré afin que, se sentant aidé temporairement, il en vienne à prendre conscience de l’urgence de retrouver un emploi. Aucune Cité ne voulait entretenir une organisation où il était possible de vivre de ces revenus sans fournir d’efforts pour avoir un apport actif dans l’économie.
C’est en bénéficiant de subventions et programmes d’aide des autorités de la Cité que les associations communautaires animaient leur vie par la gestion d’un budget serré et le désir de servir le plus grand nombre. En plus d’un ravitaillement peu coûteux et des dépenses limitées au strict minimum, le recours à un corps de bénévoles était souvent la seule façon de résoudre une équation vitale pour plusieurs nécessiteux.
Asi aimait donner de son temps dès qu’elle le pouvait. À la naissance de son deuxième enfant elle avait réduit ses heures dans le groupement d’aide de son quartier. En tant que bénévole, elle participait à la journée de distribution de vivres. Elle confectionnait des lots de nourritures dans des sachets de supermarchés, qu’ils recevaient moins de la part des usagers depuis qu’ils étaient devenus payant par soucis écologique. Elle s’impliquait dans la distribution par la suite. Chaque bénévole pouvait recevoir lui-même un lot pour lui en fonction de la taille de son foyer. Certains ne jouaient pas toujours le jeu de la bonne mesure mais on s’en tirait toujours bien. La précarité habitait des deux côtés du comptoir.
Le grand plaisir d’Asi était d’être au contact avec les amis, comme on les appelait. Les visages, tiraillés par la peur, l’agacement face à l’attente pour être servi et la faim, s’illuminaient devant les victuailles qui pleuvaient dans les sacs de courses ou de voyage. Des fois, on n’avait pas grand-chose à offrir mais les amis acceptaient ce qui venait comme des pêcheurs confiants que leurs filets rapporteraient mieux une autre fois.
Les associations avaient la chance de voir certains sortir des rangs et retrouver une situation meilleure. Quand ils ne pouvaient montrer leur gratitude directement par leur implication physique ou financière, ils savaient au moins que certaines sommes prélevées sur leurs revenus de travail avait des retombées sociales au plus près d’eux. La Main invisible ne l’était que dans la discrétion de son intervention. Sur son modèle ou son incitation les mains d’hommes agissaient pour former une chaine de solidarité autour d’une économie qui pouvait parfois cesser de marcher de son pas efficace.
«La pratique des vertus passe par une implication au plus près des êtres dont le besoin appelle la marque humaine de la réponse Divine. »
Rustines de l’emploi
Le groupe d’hommes s’était réuni au coin de la rue. La camionnette venait de livrer le prospectus à distribuer. Sans être vraiment camelot ni vendre de la camelote, ils distri-buaient ce dont peu de gens avaient besoin et qui finissait souvent à la poubelle. Munis de robustes sacoches ou même de chariots de supermarchés, ils parcouraient les rues dans l’espoir de finir leur pile. Le maigre salaire suffisait à peine pour un et pourtant des familles en vivaient. Celles restées au pays et, pour les plus chanceux ou malheureux selon le point de vue, celles qu’ils avaient dans la cité. On n’hésitait pas à diminuer les charges en partageant le loyer ou en mettant en commun l’approvisionnement en vivres. L’économie d’échelle s’apprenait spontanément sans professeur érudit ni école de renom. Les plaisirs étaient rares et les sacrifices pour venir en aide à ceux restés dans la distance procuraient la seule raison pour se sentir responsable en cette vie.
Sans éducation, venus se réfugier dans la Cité d’exactions menées contre leur minorité du pays, le saut était grand entre les réalités de la Cité, le village et son agriculture ou encore entre la ville et le commerce informel. Il fallait servir de maind’œuvre même non qualifiée dans un système où les règles imposaient une pléthore de démarches administratives et de documents justificatifs. Ils auraient bien aimé travailler encore la terre mais la sélection là encore était dure. Les natifs et ceux maîtrisant la langue se taillaient la part du lion dans l’accès à la terre. Seul recours alors, les emplois alimentaires de basse besogne tout aussi concurrentiels ou une activité informelle de légalité imparfaite.
L’essentiel était de pouvoir vivre et faire vivre d’autres, lorsque l’emploi noble était obstrué par des moyens de prévention de la concurrence venant d’une main-d’œuvre externe. Ces laissés pour compte du marché de l’emploi agissaient comme rustines pour des tâches que les acteurs de tous les chômages (classique, frictionnel, structurel et naturel) possibles et non imaginés, rechignaient à occuper.
Les entreprises pouvaient donc tout de même compter sur une force de travail résignée et exploitable à souhait. Les charges sociales les concernant ne se discutaient même pas. On les employait et c’était tout. Pas question de tomber malade ou de prendre un congé, les remplaçants de ce mini marché de l’emploi à bas coûts et dissident, ne manquaient pas.
Pour l’économie, l’impact était non négligeable. Il fallait bien qu’ils vivent et dépensent le peu qu’ils gagnaient sans avoir l’honneur de le faire légitimement. Alors, les magasins de produits de grande consommation, les marchés, les compagnies de services téléphoniques, les épiceries communautaires, les services de transfert d’argent, etc., encaissaient la dime pour le bien des chiffres de la consommation des ménages.
Nul n’osait crier qu’une telle économie de personnes marginalisées pouvait être d’un secours pour tout un système qui souhaitait toujours tourner en roue libre en évitant la crevaison des crises ou les fuites dues à la pression d’un marché déséquilibré. Devait-on être reconnaissant que de telles rustines existassent? Après tout c’était une question de politesse, de gratitude et d’honnêteté.
Le sage Amadou Hampâté Bâ révélait, il y a peu, l’adage Peul: «Honore l’étranger de passage car tu ne sais pas si c’est Dieu qui te l’envoie. »
« Les miettes laissées au chien ne font pas de lui un gardien médiocre de la maison. C’est devant le voleur qu’on apprécie sa bonne forme. »
Aux raisons
« Je vous le déclare, c’est la vérité : un grain de blé reste un seul grain s’il ne tombe pas en terre et ne meurt pas. Mais s’il meurt, il produit beaucoup de grains. » Jean 12, 24.
Et voilà qu’une femme tombait à son tour et souhaitait livrer humblement le fruit de sa vie pleine et simple. M’ma Kpayo avait vécu.
Asi vivait dans l’angoisse constante de la perte de ses parents restés au pays et qu’elle ne voyait plus assez. Nul ne savait ce que portait comme message douloureux, l’appel reçu à une heure qui n’était pas de coutume. Simple erreur due au décalage de compréhension des heures différentes du monde ou urgences d’un signal électrique qui allait plus vite que le pas du messager d’antan ou des tambours grondant des villages de savanes.
Elle avait vraiment vécu par amour pour l’Autre, son prochain, celui qui suscitait sa charité inexorable. Elle avait été de tous les combats; surtout lorsqu’elle essayait d’aimer ceux qui ne la comprenaient pas encore. M’ma Kpayo avait appris la déception et le rejet quand on lui fermait tout réconfort et lorsqu’on lui demandait de se tenir à l’écart des vies bien rangées et confortables émotionnellement.
Femme au caractère de feu, c’est pleine de son amour débordant qu’elle acceptait certaines vexations même si elle se devait aussi d’attaquer pour se défendre. En effet comment concilier un héritage de sensibilité et des conditions de vie si hostiles?
M’ma Kpayo avait su trouver la solution en se tournant vers son Maître et Sauveur de toutes ses forces, pour marcher sur Ses voies à tout moment, avec une ferveur sincère et une assiduité exemplaire. Elle avait trouvé son équilibre entre religion et traditions héritées tout en jouant le rôle de mère et de grand-mère moderne. Elle donnait tout ce qu’elle avait pour aider et même de sa santé fragile. Nettoyant la maison de Dieu, soignant le moribond, s’engageant dans les prières en groupe. Elle donnait de son temps, de sa santé, partageait son rire, ses peines et offrit sa vie bien au-delà des apparences. Vers la fin, elle accueillit sa maladie avec son cœur blessé et ses émotions pleines, dures ou douces, sans les voiler ni les taire. Dans un dernier effort d’abnégation elle accepta l’appel du Père. Consciente qu’elle ne pouvait que mieux y intercéder pour ceux qu’elle avait toujours portés dans ses peines, ses joies et ses histoires de vie.
Elle eu de nombreux enfants de son mariage et Asi était sa toute première fille. À présent, toutes les personnes qui l’avaient aimée telle qu’elle était, la portaient dans leurs prières pour qu’à jamais son cri d’action de grâce résonne dans les cœurs de ceux qui s’apprêtaient pour leur propre lutte d’émancipation: « J’ai combattu jusqu’au bout le bon combat… » 2 Tm 4, 7-8.
Les femmes à histoires, celles qu’on raconte sur elles et celles qu’elles auront marqué à jamais. Ces femmes à histoires donc, nous laissaient à nos légendes. Elles coupaient court à nos mots et s’en allaient tout simplement l’une après l’autre. Elles léguaient le rôle de maîtresse de maison et de vie féminine pleine des secrets des origines à leurs suivantes si peu enclines au passé mais habiles à jouer avec les promesses des sciences d’avenir.
« Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » proclamait autrefois un certain Iesu. La communauté une fois de plus faisait taire les dissensions et dans un élan solidaire, plus que de coutume, amassait des fonds pour aider Asi et sa famille. Les messages de soutien lui redonnaient du baume au cœur et lui rappelaient qu’elle aussi elle comptait pour d’autres dans une famille dont l’étendue ne noyait pas l’importance du membre.
« On ne peut vivre sans attaches affectives humaines ni mourir sans le concours, a posteriori, de ceux qui hériteront du devoir de mémoire. »
À ciel ouvert
Koua regardait les prix des billets d’avion pour se rendre chez lui. Une vraie fortune! Il devait compter suffisamment d’économies pour faire voyager une famille de trois membres et les frais du séjour sur place. Depuis sa naissance, il n’avait pas présenté le bébé à la famille et repoussait la date chaque fois. Voyager dans sa région qui n’était pas si éloignée coûtait plus cher que visiter un lointain pays touristique desservi par plusieurs compagnies.
Il ne pouvait y avoir de réelle concurrence sur la qualité des services et surtout des prix, quand une seule compagnie aérienne bénéficiait d’avantages vénaux sur l’occupation du ciel et l’accès aux infrastructures aéroportuaires héritées d’un temps féodal où le vassal ne pouvait se déplacer sans le carrosse de son suzerain. Dans la mesure où celui-ci daignait se montrer bon seigneur à accorder une place.
Avec la première phase d’émancipation des pays longtemps mis sous tutelle, les compagnies locales avaient pu prendre leur envol pour la fierté nationale mais sans être prêtes pour le concert international. On faisait vivre ces symboles au prix de ponctions sur des artères alors suffisantes pour alimenter tout le pays. Mais les poumons vieillissent et le cœur s’essouffle. Le pays supportait moins les chocs surtout quand on avait pris l’habitude de fumer sans prendre garde aux lendemains. On tarda à retirer les intubations jusqu’au crash des machines. Des avions cloués au sol et des compagnies en cessation de paiement. La réanimation ne donna rien tant la libé-ralisation, tel un infarctus, délivrait des illusions d’une vie sans risques économiques, sans efforts pour rester en santé financière, ni lutte contre l’assaillant selon les lois de la concurrence.
Là où l’aveuglement, si ce n’est la « innée cécité », prenait le pas sur l’arrêt cardiaque des compagnies d’apparat. C’était alors la politique du statu quo unilatéral. Les compagnies suzeraines rescapées et rodées étaient garanties d’un ciel sans nuage tant qu’aucune structure n’arrivait à se mettre en place pour durer face à elles. Les velléités étaient nombreuses mais partir tous en attaquant contre les buts adverses c’était néanmoins ne pas être sûr de marquer le moindre but mais de s’en prendre un en contre-attaque. En espérant que le goal lui-même ne se soit pas institué attaquant. Le monopole était facile à tenir face à des troupes en ordre de marche dispersée et non coordonnée. Le poids des pratiques commerciales et des manquements au service aux usagers pouvait se développer sans menace de retournement d’une clientèle déjà prise en otage dans un détour-nement d’avoirs.
Chaque pays de la région avait ses forces et ses faiblesses. Tous ne pouvaient tenir seuls l’affrontement contre une flotte bien déployée mais en se réunissant en escouade ou en armada soudée et apprenante, le jeu pouvait être rééquilibré. La dénonciation d’accord d’exclusivité, de droits d’atter-rissage et baux féodaux était l’effort à fournir de la part de dirigeants audacieux. L’arrivée de nouveaux partenaires loin de totalement noyer les opérateurs locaux serait l’occasion de se construire une efficacité au contact de la concurrence. Loin alors l’idée de se cacher derrière un sous-développement pour aimer rester en classe préparatoire primaire. Le but était d’at-teindre la maîtrise du domaine et il fallait pour cela apprendre des autres et faire ses preuves: une région unie dans un ciel libre.
« L’air est l’espace où les obstacles devraient être les moins nombreux à surmonter. Asservir économiquement l’air dont ont besoin les peuples pour se rejoindre est comme couvrir une marmite qui déborde de frustration. »
Un monde en projet
Le mot projet existait depuis longtemps dans le vocabulaire courant mais il devenait d’un usage fréquent pour le commun des immortels en devenir qui l’associait à plusieurs de leurs activités sans dissocier la Science projet et les outils de gestion de projets auxquels ils avaient recours. Pour des professionnels, il devenait dur de naviguer dans un environnement autre que celui de grandes entreprises qui prenaient la mesure du mot et savaient à quoi s’attendre en initiant ce type d’activités.
Les entrepreneurs individuels ou indépendants n’avaient pas tous la formation pour agir au titre du métier de chargé de projet (un métier à part entière) mais, par phénomène de mode ou de courant de pensée, qualifiaient volontiers comme projet chaque contrat entrant dans le cadre de leurs affaires courantes. Les clients étaient différents et les outils mis en œuvre réadaptés mais les produits souvent similaires. L’innovation et la part de l’inconnu dans la solution à trouver perdaient leur sens pour des gestionnaires qui voulaient gérer un portefeuille de «projets» comme de simples opérations de production de solutions. Chaque portefeuille devenait une mini PME pour lequel le budget, les délais, l’envergure, l’effectif, etc. n’étaient plus centrés sur le bien livrable mais sur la conformité à l’environnement économique de l’entreprise.
Le métier de la gestion de projet pour se distinguer du sens commun se devait d’insister sur l’expertise des membres et d’éduquer les entrepreneurs et entreprises profanes sur le bienfondé de l’application professionnelle du corps de connaissance et des pratiques de ce domaine. Le mot projet tendait à se vulgariser mais la science de gestion de projet devait garder sa particularité et regagner ses lettres de noblesses en achevant des œuvres qui témoignent de la seule capacité du métier à venir à bout d’innovations ou de réalisations sans commune mesure.
À la vue des cycles économiques qui se déréglaient au même titre que ceux écologiques, les prévisions de croissance n’étaient pas à l’abri de contrecoups conjoncturels qui affectaient les performances et le rayonnement financier. On pouvait découper les périodes de prévisions sur de petits intervalles de stabilité, tels les programmes quinquennaux du système communiste, sauf que le marché avait le pouvoir de fixer les objectifs en fonction des tendances de croissance sur la durée choisie. Du fait du caractère temporaire ou, mieux, séquentiel de l’activité économique, la gestion par projet pourrait se développer pour soutenir cette nouvelle économie. Les outils et méthodes de gestion de projets seraient transférés aux gestionnaires et hommes d’affaires avec le concours constant de ceux dont c’est le métier. La gestion de projet au sens pur serait donc plus une activité réservée qui permettrait de réaliser des évolutions dans les corps de connaissances ou de pratiques d’autres domaines d’activités socioéconomiques. L’avenir s’ouvrirait sur un monde de projets…
« Gestion par projet et gestion de projet émane de la même essence. L’une est chair comestible du fruit et l’autre le cœur fertile du métier. »
QUATRIÈME SAISON
Habitats dans la Cité
Koua habitait dans un quartier populaire de la banlieue de la Cité. Le loyer était modique pour un appartement à quatre pièces. Ce n’était pas le grand luxe mais on avait au moins de l’espace et les infrastructures minimales pour ne pas avoir à se rendre au cœur de la ville à chaque fois. Bon nombre de ces logements à loyer réduit était d’imposants immeubles où s’entassaient les strates des classes populaires. Telles des carottes de forage, on y retrouvait tous les instants de l’immigration ou des périodes économiques.
On n’eût pas su dire si c’était la présence de loyers moins chers qui faisait la concentration de cette partie de la population ou l’intention cachée de les éloigner qui amenait à offrir ces loyers à l’extérieur des villes. La pression immobilière aidant la banlieue offrait un coût foncier qui se répercutait sur les dépenses de construction et les taxes étaient moins élevées par la suite. Il existait aussi ce genre de logement au sein de la Cité. L’enjeu en filigrane était la réponse à donner à l’insécurité qui naissait de ces oasis artificieuses.
Koua, en moniteur d’arts martiaux, avait acquis le respect des jeunes du quartier. Il les connaissait pour la plupart et leur conseillait d’avoir une activité sportive comme base de vie. Pour lui c’était aussi vital que faire ses courses dans l’épicerie du coin de rue. Ce n’était pas la panacée mais en attendant qu’ils aient un avenir plus dégagé cela permettait de garder un groupe de référence sain lorsque l’autorité parentale avait été reléguée au second plan par insolence, incompréhension ou influence négative. Ils étaient souvent les premières victimes de ce qui devenait bien vite une spirale d’actes regrettables.
Là encore la précarité familiale supportée par humilité religieuse par les parents, fidèles tirailleurs économiques, rentrait en conflit avec les désirs de réussite et d’aisance financière que reflétaient les exemples du cinéma. Quelques affranchis, au succès pas toujours clair, faisaient rêver en attendant le redressement de leur cursus énigmatique. Tous les moyens pour y arriver et sortir de la résignation des générations précédentes étaient bons. Qu’ils soient d’initiatives personnelles ou d’une opportunité venant de l’extérieur, l’informel prenait sa place avant que des conditions de commerce licite ne soient établies. Le quartier était un terreau de recrutement de jeunes renégats prêts à conquérir le monde financier.
La banlieue était aussi le lieu d’extension d’un habitat pour résidents cossus ou d’une classe moyenne à l’apogée. Il était étonnant que dans une même zone ne se côtoient pas ces deux réalités. Avait-on à craindre que l’insécurité des oasis artificieuses n’affecte la tranquillité de ceux pour qui la misère ne se voyait que dans les reportages à la télé et aux informations? Avait-t-on une chance à donner à ces jeunes sans repère de voir des exemples de réussite concrets dans leur voisinage et leur permettre de s’en sortir par émulation? Bien sûr la forme des carottes de forage devait être revue pour ne pas gâcher le paysage d’une mini Cité au mixage de cultures urbaines et couches sociales. Deux tours se traduiraient par deux quartiers de triplex où s’intégraient des résidences d’un riche aspect. La sécurité de l’ensemble serait sans doute plus gérable si le sentiment de frustration et de marginalisation dispa-raissait des jeunes esprits. Les anciens accueillaient comme une forme de réussite d’être intégré dans un univers gratifiant où les services et équipements prévus pour mettre à l’aise la minorité aisée servaient aussi à la majorité populaire.
« Il faut une grande concentration d’hommes pour s’apercevoir que le manque de réflexion entre les couches sociales empêchait la connaissance mutuelle des réalités profondes de leurs vies. »
Éco-logique
«Parfois je me demande si voter «Vert» n’est pas comme envoyer un bulletin au recyclage de deuxième tour. Pourtant construire un programme Béton avec de l’Essence dans le contenu devrait tout de même profiter à la Terre. A quand des ministres des finances, de l’intérieur, de la défense… «éco-logiques» et non des personnages qui se battent juste pour être représentés dans l’arc-en-ciel idéologique?» Cette réflexion sans être une offense ouvrait le débat sur la capacité des mouvements écologiques à défendre efficacement les intérêts de la Terre et des communautés sur le plan politique.
Rouler à gauche du chemin à parcourir ne garantissait pas l’édit de lois économiquement et socialement respon-sables ainsi que universellement cons-cientes. Les clivages électoraux ne devaient plus être des freins à la constitution d’équipes faites de spécialistes et d’adhérents à une cause populaire renouvelée. Les mesures prises ne serviraient plus de justification d’une doctrine politique mais plutôt à servir les intérêts d’un pays pris dans les interactions internationales notamment dans le commerce et l’économie.
L’environnement était une préoccupation légitime et souvent urgente. L’opposition avec les intérêts économiques était classique et constante. On n’évaluait pas majoritairement un pays à son écologie mais à son économie et sa production de richesses. Or pour produire cette richesse il fallait utiliser les ressources terrestres et humaines tant que l’humain était considéré comme une ressource terrestre.
De l’autre coté du clivage politique, la prise en compte, bien souvent sous la pression populaire, des défis écologiques amenait à prendre des mesures de préservation mais qui n’allaient pas au-delà des remparts économiques. Le développement durable trouverait sa logique s’il constituait aussi une assurance d’un accès durable aux ressources et donc d’une production de biens durables.
Où placer alors la cause populaire des communautés revendiquant leur identité et l’équité économique? Fallait-il rouler à gauche sur une autoroute aménagée ou rouler à droite sur une avenue truffée de feux tricolores?
La logique « éco » servant la Terre où la gestion de richesse pouvait être revendiquée par chacune des formations politiques. Seul le discernement des populations concernées pouvait les aider à ne pas confier leur voix à des faux champions prêts à surfer sur les vagues et tendances politiques pour usurper la vocation d’être à la tête d’un peuple sans en être l’élu légitime pour représenter ses intérêts. La sensibilisation au vote était un investissement important auprès des ignorants, déçus et réfractaires de ce droit acquis dans la douleur et le sang et serait encore décisif pour faire aboutir ces idées nouvelles. La transparence du jeu politique avait besoin de ses ardents défenseurs dans les structures supranationales qui négligeaient de dénoncer les abus souvent par mépris, indifférence ou complicité.
« Le jeu politique dans un environnement sain devait servir au débat et à la construction d’un consensus représentatif de la population d’un État. »
Sentiment marginal
Quel pouvait bien être le genre d’une âme? D’où venait ce renouveau de l’orientation physique des sentiments humains. Bien que le phénomène soit ancien, des années de lutte aboutissaient à une meilleure intégration et une contribution à la vie économique sans trop grande discrimination. Il restait encore du chemin à parcourir pour une pleine reconnaissance de cette identité.
La discrimination en matière de jeu économique en général était toujours dure à prouver. Les contrats refusés, les attitudes condescendantes ou carrément hostiles, resserraient les liens au sein de ce mouvement identitaire. On affichait un signe d’appartenance multicolore pour attirer sa clientèle, et d’autres sympathisants. Un réseau, discret mais soudé, de contacts d’affaires finissait par créer le contrepoids nécessaire à la résistance.
Il était inspirant d’observer l’histoire et les caractères de cette communauté, de voir combien une lutte identitaire aux retombées socio-économiques et politiques pouvait amener le monde à changer sa perception et lui faire sa place au soleil.
En plus des causes raciales, civiques, nationales, culturelles, etc., plusieurs autres pouvaient ainsi trouver leur source d’inspiration et faire lever la clameur et le son de cor: la reconnaissance mutuelle de la psychiatrie et des cultures de tradition spirituelle, l’accès des femmes à la vie économique et politique, les luttes pour le respect des propriétés foncières et leur répartition, l’indépendance d’un peuple et de sa religion…
La création d’une synergie, sans nécessité de fédération, à partir de ces courants revendicatifs pouvait faire naître une nouvelle société plus proche de l’état d’évolution des humains. Tel qu’avait été le cas lors de la chute du bloc d’idéologie politique extrême ou, plus tôt, de la remise en cause des impérialismes et des sociétés au modèle de morale très conservateur.
La présence de mécènes et de facilitateurs était à la fois l’atout majeur, voire la clé de voûte de l’élan général. Il fallait en effet des personnages pour oser croire à la vision, financer les efforts et surtout parler au nom de ceux qui ne pouvaient siéger dans les hémicycles où se prenaient les décisions les concernant.
L’adjonction d’une portée politique, loin de réveiller pour beaucoup les déceptions quant aux hommes et les scandales de corruptions qui étaient encore trop de cou-tume, était un outil dont on pouvait se servir pour faire passer ces vagues marginales en vraies lames de fond pouvant renverser les tendances déclarées souveraines. Ces Champions de la cause se devaient d’adhérer à la culture et à l’attitude qui faisaient le ciment de ceux qui s’unissaient pour faire changer les mentalités et le confort économique sans partage.
« Être en marge d’une société et d’un système économique c’est avoir le défi de retracer un chemin nouveau vers les lieux d’interactions et d’intégration identitaire. »
Renégats ou mercenaires
En plus des cas de commerce non légaux et des activités portant préjudices à des tiers, une partie des activités économiques échappait au contrôle fiscal et ne générait aucune recette pour les autorités. Ce secteur informel servait de filet socio-économique dans les pays en émergence et de complément alimentaire dans les Cités. Certains en dépendaient totalement pendant que d’autres y trouvaient un surplus de confort et une occupation guidée par l’habitude de l’attitude culturelle.
Les tentatives de prélèvement fiscal sur ce système n’aboutissaient qu’à de rares taxes et amendes jamais pérennisées dans la plupart des cas. Plus qu’un problème de corruption des administrations c’était un réel refus de se plier à des ponctions qu’aucun investissement en retour dans les infrastructures et les conditions d’exercice ne justifiait.
La liberté d’exercer une activité informelle se manifestait lorsqu’un vide d’intervention sociale et financière des autorités touchait une couche de la population. La règle du pélagianisme «Aide-toi, le ciel t’aidera» prenait tout son sens pour ceux qui ne pouvaient vivre d’espérance étatique mais devaient plutôt chercher leur pain au quotidien. De là naissait la vocation mais l’investissement initial était encore le fruit du tissu social représenté par la famille et la communauté.
Ne pas accepter de contribuer au système économique étatique avait valeur de revanche pour l’absence de mesures sociales de soutien et de minimum vital. Les renégats du système étaient, si on le voulait, les premiers artisans d’une logique de régulation de la contribution et de la répartition des richesses. En somme «je participe, tu me rétribues» et vice versa.
Dans les Cités, les commerces de confort ou du moins de soutien au confort, lorsqu’ils étaient déclarés étaient considérés comme des activités de choix pour des acteurs à revenus multiples. Bon nombre de ceux qui choisissaient de ne pas avoir d’autorisation légale pour ces activités le justifiaient par sa taille effective que la lourdeur administrative ne pouvait que compromettre. Là aussi le poids fiscal et l’insuffisance du revenu demandaient de se sauver soi-même et de pénaliser l’autorité pour les choix mis en œuvre afin résoudre les équations économiques.
L’apport fiscal du secteur informel devait-il forcément tenir à cœur aux autorités si les mesures sociales créées en échange n’étaient pas à la hauteur du gain minimal dont profitaient les acteurs?
Les mesures les plus fréquemment observées étaient celles du maintien de l’ordre lorsque l’exercice indiscipliné de l’activité informelle causait des nuisances à la société. Par exemple, le coût des mesures de régulation et de police appelait donc aussi une contribution des acteurs informels afin de garantir un encadrement sécuritaire au développement de leurs activités. Un tel exercice d’échange entre contribution et rétribution des uns et des autres pouvait amener à définir des bases solides d’un système fiscal et d’une réglementation pour un secteur dont la vigueur était aussi source de richesse pour les pays qui en présentaient les caractéristiques. Il était dommage de se priver d’une telle manne pour des Cités et états qui plaçaient le bien-être des communautés au centre de leurs préoccupations.
« Ceux qui vivent au quotidien dans la lutte économique informelle pour se nourrir, déchargent les états de la satisfaction de leurs besoins de base et de l’obligation du droit fiscal»
Ignorance et peur des asservis
L’esprit demeurait incarcéré dans des années de conditionnement mental où fatalité et complaisance, impuissance et résignation retardaient le sursaut de la grenouille. Vous connaissez cette grenouille des contes en science de gestion, celle qu’on trempe dans de l’eau chaude ou de l’eau chauffée. Belle expérience qui édifie l’esprit mais fait cuire du même coup les facultés d’adaptation.
C’était l’instinct de conservation qui se devait d’être le recours à la pérennité des communautés mais dans un minimum de bien-être. Ce dernier se devait d’être ajusté à chaque époque en fonction du niveau global des richesses produites.
Les asservis de systèmes économiques vivaient dans l’ignorance de leur état et un manque d’éducation. Ainsi, ils avaient peur de s’opposer à ces systèmes établis de longue date. La loi naturelle du plus fort ou plus riche qui domine le plus faible, souvent pauvre, régulait les écosystèmes mais ne pouvait toujours se vérifier lorsque la pensée, la volonté et la parole avaient été données en héritage à une espèce qui se devait de dominer la Terre et non de s’inféoder les uns les autres illégitimement. L’épouvantail pouvait se sentir riche d’avoir autant de blé autour de lui et de régner en maître sur le champ, mais seuls les oiseaux connaissaient la valeur nutritive des graines et finissaient un jour ou l’autre par se délivrer de la peur d’une illusion que le vent trahissait toujours.
« Chassez le naturel, il revient au galop », prévenait La Rochefoucauld mais pouvait-on lui opposer qu’à force de chasser et de prendre de l’expérience à le faire, le galop vindicatif laissait place au trot puis à l’indifférence et à la paix. Le but n’était pas de chasser le naturel à proprement parler mais de s’adapter au naturel afin de dompter sa fougue et apprivoiser son instinct. Dresser ses peurs et son ignorance c’était à la fois oser changer d’attitude à chaque fois que l’inclinaison naturelle portait à la faiblesse de la résignation et aussi apprendre toute méthode et technique pouvant servir l’objectif d’émancipation.
Aucune lutte populaire ne pouvait s’engager avec un peuple ignorant de la nécessité de combattre et bien plus encore ayant peur de la taille de l’adversaire ou de l’inconnu de leur situation après la victoire. La terre promise était à se dépeindre avant de la construire sur les ruines des anciens lieux d’asservissement et d’exploitation de l’Homme par les hommes.
« Peur et ignorance sont les ruines des consciences. Leur aveuglement se guérit par la foi, l’effort et l’adhésion à sa propre lutte de rédemption. »
De « guère hier » à « a bons dons »
La nouvelle lui avait parcouru l’esprit puis le corps. Un frisson qui se finissait dans le tremblement du faire-part qu’il tenait. Il s’était douté qu’elle voyait quelqu’un ces derniers temps et que leurs rendez-vous s’étaient espacés. Il n’avait jamais osé en parler avec elle et sans doute parce qu’elle non plus n’avait pas souhaité lui causer de la peine. La peur de la vérité avait emprisonné deux réalités, deux personnes qui se respectaient à défaut de s’aimer. Fanta se mariait à un homme d’affaires en pleine réussite et Spora peinait à lancer son entreprise et au-delà, sa vie.
La tendresse et l’affection qu’ils avaient partagées ne présumaient pas d’une issue si brutale. Koua disait souvent à Spora que les femmes aimaient la sécurité et que sa précarité et son isolement ne pouvaient que le desservir. Spora malgré le premier refus avait continué à y croire. Comment ne pas s’imaginer qu’une femme était mieux à être rencontrée dans les difficultés de sa vie présente pour partager tout et tout construire avec elle. Il ne voulait pas en attirer dans l’opulence et se retrouver seul dès les premiers signes de mauvaise fortune. La réalité lui tombait drue dessus. Il posa le faire-part et s’allongea.
Que pouvait-on en penser? Matérialisme ou esprit pratique? L’aimait-elle? À défaut d’être de bonne foi, il attribuait son échec à son manque d’aisance financière. Le rayonnement de l’homme devait venir de là.
Fanta avait pris sa décision de façon adulte. Elle aimait Spora pour sa personnalité un peu originale et son charme mais elle ne pouvait oser le présenter à ses parents ni passer son temps à lui servir de rempart. Elle voulait un roc sur lequel compter elle-même. Son indépendance précoce lui avait inculqué des règles de vie assez pragmatique. Aussi, n’avait-elle pas vu d’inconvénients à accepter les avances de son actuel fiancé. Les sentiments et les débordements de romantisme n’étaient plus de son époque, de sa culture ni de ses valeurs personnelles. Elle voulait un homme mature et responsable et qui ferait un bon père. Elle l’expliquerait sans doute à Spora pour lui permettre de comprendre et pour alléger quelque peu sa propre conscience.
Spora avait réfléchi et pleuré toute la nuit. Son monde se brisait et ses espoirs volaient en fumée. Encore une dure épreuve: il était seul et sans argent mais il s’en sortirait. Au bout de deux semaines son état nécessita que Koua appelât l’ambulance. Une dépression que l’on n’avait pas vu venir pour le maître de la Spora’ttitude en personne.
Fanta fut peinée à son tour par la nouvelle. Elle souhaitait le voir mais voulait qu’il aille mieux d’abord. S’adressant à Koua, elle fit passer un long message:
« Dis à Spora que les sentiments mutuels de nos jours sont des perles rares à pêcher. On fait ce qu’on peut et non ce que l’on a en rêve sur Terre même dans le choix de nos conjoints.
Dis à Spora qu’on ne choisit pas ses combats. La vie nous les apporte au matin et vient récompenser les vainqueurs au soir. Il faut nouer des partenariats solides.
Dis à Spora qu’il n’y a pas une ultime défaite dans la vie. On se relève toujours pour avancer et la mort n’est qu’un passage vers une autre réalité. Il faut aimer tant qu’on vit pour se réaliser.
Dis à Spora que l’argent est indispensable pour vivre. Qu’il ne néglige pas sa quête de richesse et qu’il garde l’humilité et la pauvreté pour le cœur.
Dis à Spora que la musique apporte le réconfort qu’il faut dans les moments durs. Les artistes sont les infirmiers du Divin qui soignent les âmes dans le cœur des douleurs.
Dis à Spora qu’il ne garde pas de rancœur ni de ressentiment. Ils détruisent celui qui les éprouve et n’affecte pas le destinataire tant qu’on ne se laisse pas déborder par le sentiment.
Dis à Spora qu’il y a un temps pour tout. Qu’après la douleur, le bonheur attend pour les travaux de rénovation.
Dis à Spora qu’il faut garder ce qu’il y a de positif en tout être et offrir le complément à l’action de sanctification de l’Âme du monde.
Dis à Spora de croire en lui car chacun a sa voie avec le lot de difficultés mais il est regrettable d’arrêter de marcher à cause du volume de graviers sous les pieds.
Dis à Spora que l’adversité est un manteau qui recouvre l’action de maturation de l’être.
Dis-lui que j’ai été sincère avec lui mais que je lui souhaite de trouver une compagne qui bâtira son bonheur. »
Elle raccrocha et se mit à pleurer. Son fiancé n’était pas encore rentré. Elle avait sans doute abusé de la présence sentimentale de Spora comme soutien affectif pour elle avant de trouver son homme idéal. Comment lui dire? Cela changerait-il quelque chose à ce gâchis dans leur relation? Au destin de juger.
« L’amour prend des chemins, que le rêve et la réalité ne peuvent rarement emprunter pour s’unir. »
Trahison de garnison
L’hypocrisie et les relations guidées par les intérêts menaçaient fortement l’équilibre des troupes en marche. Semant le doute et la déception dans le cœur de vaillants entrepreneurs, elles leur faisaient perdre de vue la destination finale de leurs efforts et occasionnaient la même souffrance qu’une flèche de l’adversaire aurait produite. L’honneur de cette blessure n’était même pas de mise lorsque le coup porté venait des rangs de l’armée en lutte.
Se déclarer de l’armée du Peuple, n’était pas une question de couleur de peau ni de culture mais bien d’attitude et d’engagement à œuvrer pour défendre les intérêts de ceux que l’économie de marché dans sa logique extrême écartait du partage des richesses et privait de reconnaissance en tant qu’ayant droit légitime.
On acceptait d’offrir son activité économique pour le bien des couches délaissées par adhésion et conviction. Des esprits malins y voyaient un phénomène de mode ou une opportunité pour être marqué d’un sceau éthique ou socialement responsable voire écologique pour certains. Le mouvement engagé allait au-delà de l’image d’une entreprise ou d’une communauté; c’était une question de foi.
Faisant croire par une attitude feinte et des déclarations frauduleuses de «n’a guère», les imposteurs s’attendaient uniquement à voir les retombées sur leurs activités professionnelles et commerciales : contrats noués avec des partenaires soutenant la cause, subventions du gouvernement solidaire, portée médiatique… À si bien montrer pattes blanches, ils intégraient le réseau et développaient des activités en toute impunité. Quand venaient les premières difficultés et les attaques contre les penseurs et tenants du mouvement, ils prédisaient un changement de vent et soufflaient sur les braises ennemies pour attiser la flamme qui consume charbon et maître de fourneaux.
De telles défections semblaient à première vue la cause d’impies mais avec le temps, la trahison devenait évidente et les auteurs mis hors des effectifs, lorsque ceux-ci ne s’étaient pas déjà désolidarisés officiellement. Il restait à recoudre le tissu abîmé par des étoffes sans consistance morale ni valeurs. Les mites de l’ennemi économique aimaient à s’attaquer aux mailles faibles et laisser derrière elles un chantier de patch en friche.
Beaucoup de théories et de pensées économiques connaissaient des remises en cause. La création d’un courant est une longue marche vers l’acceptation des idées et méthodes. Les esprits opportunistes au sein des mouvements servaient de catalyseurs de doute lors de revers ou de renversement de tendance des indices de mouvement sur les places financières (on ne pouvait s’en passer, hélas!). Une famille de cœur en combat se devait de rester unie malgré les difficultés et de mettre ses membres réfractaires à des occupations qui n’altéraient pas la cohésion du groupe.
« L’imposture même légère est une première cellule qui peut se développer anormalement. La vigilance permet de se prémunir d’ablations pénibles pour le corps. »
L’information en réseau
Pour maintenir coordonnées les troupes réparties sur des fronts différents, la circulation de l’information était pri-mordiale voire indispensable. Les réseaux d’affaires et leurs rencontres servaient ce dessein.
Asi était tombée sur Koua tout à fait par hasard. Il était venu chercher de nouveaux contacts pour le projet d’entreprise en l’absence de Spora malade. Elle venait présenter les activités de sa communauté et chercher des partenaires et des investisseurs. Ils ne s’étaient pas beaucoup vus depuis le lycée et leur immigration sur les terres de la Cité.
Des îlots d’initiatives existaient çà et là, mais leur représentation et la communication de leur existence, produits ou services, à d’autres structures peinaient à se faire, faute d’organismes fédérateurs auxquels on pouvait adhérer. L’unité et l’attitude semblaient encore desservir la cohésion de l’ensemble dans la communauté de professionnels.
Asi fut étonnée d’apprendre le projet de Spora et de Koua. Elle-même avait fait une tentative par le passé mais le poids de la fiscalité comparé à ses gains avait mis fin au rêve. Elle évoluait dans une structure collégiale à présent et développait des activités informelles de façon sporadique et juste pour elle. Koua souligna l’avantage d’avoir un associé et de répartir les risques et les investissements au démarrage de l’activité. «Oui vous pouvez aller plus loin. Pensez aux coopératives. Plusieurs entrepreneurs comme vous peuvent se mettre ensemble en cabinet ou en coopératives. Inutile de toujours penser qu’on a soi-même les meilleurs services ou qu’on réussira mieux que les autres. On doit apprendre à se supporter ou s’apprécier dans le cadre d’une entreprise commune. » Asi martelait son discours en appuyant de l’index le coin de sa table d’exposition.
La confrontation entre professionnels présentait l’avantage de recadrer les idées qui grandissaient en vase clos dans l’impression qu’une inspiration ou une innovation nous venait prête à l’emploi d’un Ciel toujours prêt à renouveler l’évolution de la pensée humaine. La peur du débat ou de la contradiction pouvait se révéler catastrophique lors du développement effectif de son idée.
Joseph E. Stiglitz affirmait que les raisons pour lesquelles les marchés ne fonctionnaient pas parfaitement selon certains modèles économiques étaient dues à une asymétrie de l’information. Sans rentrer plus avant dans cette théorie on pouvait à juste titre penser que la grande désillusion planait sur les entrepreneurs et acteurs qui s’isolaient. Il faillait non seulement être unis et fiers mais encore garder le contact avec les autres et partager les informations non confidentielles issues de son activité, son expérience ou confronter ses connaissances et idées.
Il était nécessaire maintenant de se faire confiance de ne pas avoir d’a priori, par habitude, sur la compétence d’un acteur économique. Si entre membres d’un réseau, les affaires ne se nouaient pas sur la base d’une attitude d’ouverture d’esprit, quelle campagne de communication pouvait efficacement relayer les prouesses d’un entrepreneur de ce réseau? L’aura d’une famille d’hommes d’affaires ne se limitait pas à la circulation de l’information mais plus encore en la confiance en celle-ci et en ses émetteurs.
« La vie à deux est un échange permanent pour maintenir la stabilité du couple. En groupe le défi est enrichi de l’obligation de maintenir une synergie et garder en tête l’objectif final : le succès de la communauté d’hommes d’affaires. »
Affirmation professionnelle
L’élite de professionnels issus des communautés vivant dans les Cités était le corps d’infanterie de l’armée en marche. Dans leurs prises de position, ils pouvaient ouvrir la voie à d’autres combattants et aux générations suivantes venant assurer la relève. La lourde responsabilité d’avoir les actes et les paroles associés à l’image de l’efficacité professionnelle de sa culture, pouvait paralyser ou servir de motivation pour montrer la qualité de sa prestation à chaque exercice de sa compétence.
Les idées reçues, les clichés et l’historique des acteurs précédents qui ont manqué d’adaptation créaient un obstacle au départ de la vie professionnelle. On recevait d’entrée de jeu, de la part d’une certaine catégorie de collègues rivés à ces dogmes professionnels, le défi de prouver sa valeur là où d’autres n’avaient qu’à vivre l’intégration humaine en milieu de travail.
Koua dut faire vite pour arriver à l’heure au travail ce jour-là. Il devait animer une session de formation pour les usagers du nouveau système d’information de l’entreprise. Il connaissait la difficulté de la conduite du changement dans des structures où les générations n’avaient pas été renouvelées depuis un certain temps et où les habitudes de travail figeaient le désir d’apprendre.
En l’absence de Spora, encore à l’hôpital, il avait quitté l’usine et mis de côté le projet d’entreprise pour faire une carrière à temps partiel dans une administration publique. Il se remettrait en scelle lorsque Spora serait prêt. Avec sa jeune famille, il ne pouvait rester longtemps sans revenus décents.
D’un naturel peu sensible au stress, Koua avait bataillé quelque temps avec le rétroprojecteur et, avec l’aide d’un participant connaissant mieux cet appareil que lui, il avait pu donner le change aux murmures et ricanements étouffés. Malgré le soin porté à la tenue vestimentaire et à son attitude, son uniforme naturel représentait des années de privation à l’accès aux technologies faute de moyens. Il ne le portait plus en lui car des années de formation avaient redressé le tort mais, l’environnement professionnel aidant, il éprouvait ànouveau la sensation et le désir de se justifier en actes de brio et d’expertise. La barre était toujours haute pour lui tant que la taille de son échelle de valeurs lui faisait penser à accepter l’idée d’imperfection et d’incapacité. C’était aussi entretenir la défiance générale qui pénaliserait les prochains. Son lot était de résister maintenant et de passer le relais à un autre combattant. Lorsqu’il prit enfin la parole les esprits se calmèrent. La voix pleine de force et d’éloquence, celle de celui qui s’affirme dans son discours, il montrait la maîtrise de son sujet, des outils et des méthodes de communication. Fallait-on toujours passer par là pour se faire une place durable dans l’estime des collègues quand on était par défaut présumé coupable d’incompétence?
Ce sentiment s’invitait dès la sélection à l’embauche où faire pattes blanches ne se résumait pas à produire une pléthore de parchemins ou d’expériences mais à créer la confiance chez le recruteur. Une science qui ne s’enseignait pas et que tous n’avaient pas à maîtriser pour faire une entrée triomphale qui faisait du bien à l’estime et à la carrière.
Le rayonnement des élites du peuple était une course d’astres dans un ciel constellé d’experts et où la compétition demandait de briller tout en gardant sa révolution dans l’univers.
« La vie professionnelle est un jeu de stratégie et la dévalorisation doit trouver une réponse qui met en avant les résultats avant la culture personnelle de l’individu. »
Terre promise
Le jour se lève sur le monde mais l’homme se couche dans la douleur, puis, la nuit.
Koua, Asi, Spora et Fanta se recueillaient devant le cercueil avant l’inhumation. Ancien camarade de classe du lycée, Halid venait de rendre son dernier devoir au pays qui l’avait accueilli. Longtemps il avait cru que la terre changerait grâce au combat et l’engagement de volontaires qui y consacreraient leur vie. Les formules consacrées l’accompagnaient à l’image de son rêve d’Éternité, sa Terre promise…
Spora prit le micro et lut lentement le texte de Halid. Il n’aurait pas pu le dire en Slam comme lui-même l’aurait fait, mais il domina son émotion pour ce dernier hommage.
« Terre promise
Si je meurs et que mon esprit demeure
Que le monde apprenne quelles sont les valeurs
Qui, jour après jour, ont forgé ma clameur
L’espoir qui a guidé mes pas reste le cristal du glacier
Qui mue au soleil dans un torrent désarmé
Et la crue inonde les berges égoïstes des rassasiés
Voir un jour se lever le poing de l’unité souveraine
Pousser le cri de guerre d’un conflit sans haine
Mais retrouver la richesse et l’identité humaine
Fierté d’un peuple, civilisation en survie
Le respect de l’héritage mais tissage par envie
Tolérer les fois par lesquelles nous donnons de la Vie
Si je meurs et que cet esprit demeure
Alors vivra pour toujours l’arme de l’honneur
Où l’Âme recentre la Terre dans les cœurs »
Sur le chemin du retour, les quatre amis se rappelèrent leur idéal de vie, ce rêve qui avait fait vivre Halid et en lequel ils voulaient toujours croire.
« Économie, Société et Écologie» le respect de ces trois dimensions de la vie était primordial pour un équilibre durable. L’économie était l’outil qui servait la construction d’une société où l’équité avait sa place. Être riche ou pauvre n’avait plus sa valeur de réalité opposée tant que la valeur des patrimoines était le juste fruit des contributions effectives à l’économie. La société donnerait à tout individu la chance de s’exprimer et d’œuvrer par son initiative à créer un apport même informel au bien-être général de la grande communauté humaine. L’écologie prenait tout son sens car pour héberger une telle société rétablie dans ce qu’elle a de plus naturel, il fallait que le cadre de vie puisse être respecté et permettre à plusieurs générations d’humains de profiter des fruits d’un monde où la promesse d’une Terre de vie abondante se réalisait dans une ère de paix sociale durable.
«Halid X, R.I.P. »
« Mon uniforme est noir comme cette terre dans ma main, mais je demeure à tout jamais dans le cœur de Dieu. »
Déclaration de « l’a-guère »
Nous hommes et femmes de cette Terre, qui formons le peuple opprimé économiquement.
Affirmons contribuer à la production de richesses de nos nations, régions et communautés économiques internationales.
Revendiquons l’apport de nos efforts dans l’économie et le commerce international et le droit à une rétribution équitable des fruits du labeur commun.
Revendiquons la reconnaissance des identités culturelles, raciales, économiques et spirituelles dans le cadre de l’accès libre aux droits civiques et de la pleine intégration dans les sociétés.
Confessons la légitimité de nos revendications et de notre lutte.
Rejetons toute action violente, dégradante ou pouvant porter préjudice à autrui et aux biens publics et communautaires.
Nous déclarons prêts à défendre notre cause et à œuvrer pour l’avènement d’une justice économique et sociale.
En foi de quoi nous rédigeons la présente déclaration pour servir et valoir ce que de droit.
Ici, hier, aujourd’hui et demain.
Pour la dernière foi
Les rapprochements entre les religions et courants de spiritualité manifestaient la volonté de voir le monde sortir d’un état permanent de conflit entre les dogmes fondateurs et les révélations des maîtres ou guides. L’œcuménisme était dans les esprits mais la diversité religieuse se devait d’être respectée. Il semblait qu’il y eut suffisamment de sentiers pour atteindre le sommet de la montagne Divine. Le respect mutuel était de mise malgré des divergences manifestes entre certains. Il ne pouvait y avoir d’uniformité de culte car les peuples avaient en héritage une part de la Vérité conforme à leur histoire et leurs besoins dans son milieu de vie.
Pour un peuple fédéré par l’oppression économique aucune prédominance ne pourrait être favorisée. Car respecter l’identité des communautés constituant le Peuple c’était justement ne pas vouloir assujettir le grand nombre à une seule doctrine censée être la plus apte à révéler les Voies divines sur lesquelles justifier le sens de la lutte. Bien au contraire, il était nouveau de mettre en commun les apports de chacun et d’aplanir les incohérences en prenant le risque de frustrer certains. Il importait plus de voir la réalisation de l’œuvre que de discuter des mécanismes pour favoriser la foi populaire.
La dernière foi, qui pourrait accompagner le mouvement d’émancipation était issue de la richesse du partage. Une mise en commun des facultés de l’âme avec un vocabulaire adapté à chaque communauté. Tout en restant dans son bassin culturel, il était possible de connaître celui des compagnons d’armes et de respecter leurs pratiques : jeûnes, abstinences, purifications, sacrifices, ablutions, libations, louanges, méditations, yoga, danses, transes… Loin d’un syncrétisme religieux, le but était de maintenir la tolérance par la connaissance mutuelle.
Ainsi, si on devait reprendre un passage de l’Évangile: Mais l’heure vient, elle est là, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité; tels sont, en effet les adorateurs que cherche le Père. Dieu est esprit et c’est pourquoi ceux qui l’adorent doivent adorer en esprit et en vérité. Jn 4, 23-24.
L’espoir d’une nouvelle ère d’Hommes était à l’aube d’émerger dans les consciences et de se traduire dans des actes de paix et d’une spiritualité riche et répartie entre les communautés. Alors seulement pour la dernière foi, les Hommes diraient, poings levés au ciel, «Solidaires et fiers fils de la Terre!»